Une phrase rangée dans une boite à chaussures fut la contingence qui provoqua la rencontre entre le poète et traducteur Tomás Segovia et les Écrits de Lacan.

Lorsque les éditions mexicaines Siglo XXI, lui propose de traduire en espagnol les Écrits de Lacan, Tomás Segovia feuillette l’ouvrage français et tombe sur cette phrase que jadis il avait rangé dans la boite où il gardait les phrases qu’il cueillait ici et là et qu’il jugeait importantes. Etrange façon de sauvegarder les mots d’un autre, comme si elles pouvaient chausser à la perfection sa pensée et le poète, trouver là, chaussure à son pied. Armando Suarez, psychanalyste mexicain d’origine espagnol et formé dans le «Círculo Vienés de Psicología Profunda» des années soixante, conseilla ce traducteur, car il pensait que seul un poète pouvait traduire les Écrits de Lacan.

Tomás Segovia avait ressenti un sentiment d’arrachement lorsque, pour la première fois, il se trouva face à face avec cette phrase de Lacan. « C’est comme s’il me l’avait arrachée ! Lacan exposait quelque chose que d’une certaine manière je savais. C’est cela que me décida à accepter la traduction » confia-t-il au cours de l’entretien paru dans la revue «El Psicoanálisis» (ELP, N°15/2009). Cela ne va pas sans m’évoquer ce que Lacan avait dit lui-même de l’œuvre d’un autre : « Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne.»

Le même sentiment d’étrangeté entre le poète, l’œuvre de la femme écrivain et Lacan.

Trois discours entrelacés.

Et de la femme, il en fut justement question pour le poète des vers érotiques. Pour justifier les multiples erreurs qu’il avait commises dans sa première traduction datée de 1971, il mit en avant le côté comique du «malentendu» de sa femme musicienne de l’époque, qui « quand elle entendait un do, interprétait un »… Problème que Segovia qualifia de « rien d’autre qu’un problème de lexique » au thérapeute atypique et sa « parafernalia » interprétative (attirail) que son épouse consulta à l’époque – ce thérapeute avait d’ailleurs diagnostiqué au poète une « triple négation maternelle»…

 Segovia se plaignait d’avoir toujours rencontré des femmes pour lesquelles il « n’avait jamais été un homme » car pour elles, il était un artiste adolescent, donc irresponsable, voir homosexuel. « Vamos, que nunca era un hombre! »

En réponse à cette femme jalouse de ses multiples activités professionnelles, il décida de lui laisser jouer un rôle dans son travail de traduction, il enregistrait à haute voix la traduction qu’il faisait des Écrits et chargea sa femme des transcriptions. Ensuite il révisait le texte, mais sans trop le modifier pour ne pas vexer sa femme !

Malgré cela, il est évident que des erreurs subsistent, même dans le titre surréaliste proposé pour la première édition. Ce qui réveilla d’ailleurs la colère de Lacan duquel il recevra deux lettres. Dans sa correspondance Tomás Segovia demande à Lacan au sujet des passages qui lui semblent « impossibles » de traduire au niveau du sens, s’il jouait des redondances pour justement démontrer que quelque chose était impossible. Lacan lui répondra affirmativement en lui disant que jusqu’à ce jour « personne ne le lui avait ainsi fait ce commentaire ».

Dans sa Note de traducteur de la deuxième édition, il rend hommage à « la générosité, l’érudition, et l’intelligence » de Lacan.

Dans ces trois éditions, le travail de correction n’aura pas effacé le « malentendu » qui court toujours…

Tomás Segovia était narrateur, essayiste et traducteur, exilé espagnol qui après avoir vécu dans différents pays à cause de la guerre civile espagnole, résida au Mexique de son adolescence jusqu’à sa mort, faisant par la suite la navette entre Madrid et Mexico. Devenu orphelin très tôt, il avait été élevé par son oncle qu’il croyait être son père. Il obtiendra par la suite la nationalité mexicaine. Au sujet de son exil, il parle de « extranjería », une façon pour lui de comprendre que « définitivement nous n’appartenons à aucun lieu. Nous ne sommes pas natifs d’un lieu, mais à un regard. » Il reçu un grand nombre de prix pour son œuvre, dont les prestigieux prix de littérature Latino-américaine et du Caraïbes « Juan Rulfo » en 2005 et l’International de poésie Federico García Lorca en 2008. Il traduisit les œuvres de Foucault, Derrida ou des poètes comme Rilke, Ungaretti, André Breton, Gautier et même récemment Shakespeare.

Dans son texte «El sexo y el arte» il dit exposer la tendance à la confusion, le malentendu entre les sexes et son lien avec la littérature : «Il n’y a pas de sexe pour l’art, mais élection. »

Au cours de l’une de ses dernières lectures publiques au Palacio de Bellas Artes de México, il parlait encore de l’amour : « L’amour c’est être aimé, non pas parce qu’on le mérite, mais par amour. Car l’amour n’est jamais mérité. Je n’ai plus rien à démontrer. Je n’ai plus aucune crainte. La poésie m’amena vers la sagesse », « Être en paix, c’est cela la liberté. »

Tomás Segovia est décédé le lundi 7 novembre 2011 à l’âge de 84 ans à  Mexico où il vivait avec sa famille et ses enfants. Son œuvre et sa poésie avaient été son lieu de création et la recherche amoureuse autour du mystère toujours insondable de la femme. Si l’on pouvait graver sur sa tombe quelque mots de remerciements pour son effort de traduction des Écrits, pour lequel il n’a pas peut-être été assez pouâte, paspouâteassez ou trop dans son singulier malentendu entre les sexes, elles seraient probablement celles que jadis Lacan lui avaient dévoilé, de sa propre étrangeté à lui-même, et qu’il trouva surprenantes mais aussi siennes : «El deseo es el deseo del Otro».

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Besos  (extrait)

«…Y besaré tus ojos más grandes que tú toda
y que tú y yo juntos y la vida y la muerte
del color de la tersura
de mirada asombrosa
como encontrarse en la calle con uno mismo
como encontrarse delante de un abismo
que nos obliga a decir quién somos
tus ojos en cuyo fondo vives tú
como en el fondo del bosque mas claro del mundo.»

 

Dime mujer donde escondes tu misterio… (extrait)

«Dime mujer dónde escondes tu misterio
mujer agua pesada volumen transparente
más secreta cuanto más desnudas
cuál es la fuerza de tu esplendor inerme
tu deslumbrante armadura de belleza
dime no puedo ya con tus armas
mujer sentada acostada abandonada
esseñame el reposo el sueño y el olvido
enseñame la lentitud del tiempo
mujer tú que convives con tu ominosa carne.»
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