Les nœuds d’écoute de BHL par Éric Laurent

Il y a près de dix ans, BHL formulait dans ses « Propositions pour une nouvelle politique étrangère de la France », figurant dans un volume recueilli par Dominique de Villepin, les principes suivants. « Je suis de plus en plus convaincu qu’il ne suffit plus de lutter en paroles – même si c’est, bien sûr, essentiel – contre l’assimilation criminelle de l’Islam au fondamentalisme et de celui-ci au terrorisme. Je suis de plus en plus convaincu que, face à l’islamophobie … et face à l’islamisation rampante des sociétés civiles là-bas, la France a le devoir de soutenir concrètement, par des actes lourds de sens, les musulmans modérés, les laïcs, les tenants de cet islam des lumières qui lutte, le dos au mur, contre son double noir. »

Il cherchait ensuite un anti-Irak, « opération moralement juste mais politiquement désastreuse. »  Il concluait : « je rêve d’une vraie « grande politique » qui s’attacherait aussi au sort de ces morts sans visage ni usage dont le principal tort est d’avoir vécu sur des terres absolument désolées et qui sont, pour ainsi dire, sorties de l’Histoire universelle. »

Ces constats, ces principes, ces vœux se sont trouvé confluer pour définir son action lors de ce qui vient d’avoir lieu en Libye. Il en rend compte dans son nouveau livre dont le titre fait hommage à André Malraux, souhaitant « que la victoire demeure avec ceux qui auront fait la guerre sans l’aimer ». Ce livre prend la forme d’un journal de guerre tenu du 23 février au 15 septembre 2011. La règle du jeu en est claire : « En aucun cas je n’ai modifié quoi que ce soit à mes sentiments, mes opinions, mes positions tels qu’ils se sont succédé au fil des mois… Je ne retranche rien ; jamais je ne cède au jeu de la lucidité rétrospective et de la réécriture de l’Histoire ».

Ces six cents pages, je viens de les avoir entre les mains. Comment cette épopée a-t-elle commencé ? Par un instant de voir. C’était en Egypte, à l’aéroport, sur le chemin du retour. Apparaissent à la télévision les images des raids aériens kadhafistes sur Benghazi et des premiers massacres. Puis, le temps pour comprendre, pour douter, pour éprouver la division subjective est relativement bref. Vient le moment de conclure et de balayer les hésitations par la décision. Surprise ! C’est un rêve qui en décide. BHL croit à son inconscient. Le rêve s’énonce en une phrase, bricolée à l’aide de souvenirs diurnes déposés dans une mémoire qui a tendance à ne rien oublier. Elle est prononcée par un Kadhafi de cauchemar. Il y est question de « Nouvelles littéraires », et de « Nous n’avons pas attendu Bernard Henri Lévy pour inventer le testament de Dieu ». Le rêveur prend son rêve au sérieux. C’est le premier nœud d’écoute de l’auteur avec l’Inconscient. Il est inséparable de l’écrit. Il va retrouver à la BNF la collection des « Nouvelles littéraires » et un numéro de décembre 1979 où se retrouve une phrase de Kadhafi, effectivement prononcée au moment où l’auteur avait écrit son « Testament de Dieu » : « Nous n’avons pas attendu BHL pour inventer le monothéisme ». Cette phrase l’attendait patiemment depuis trente ans. Il en fait un rendez-vous par anticipation. Ce sera d’emblée « personnel » comme il le dira plus tard pour l’engagement du Président de la république. A l’attente formulée dans le texte du rêve répond la décision sans attendre.

Il part à la frontière Égypto Libyenne. Il se trouve plongé dans les foules qui fuient le chaos de la guerre, les traces des exactions du « Dingtateur », et les traces de sa généalogie qui a partie liée avec les côtes et les déserts d’Afrique du Nord. Il viendra au contact avec le groupe en fusion de la révolution, et de ce groupe de professeurs et d’avocats plus ou moins anciens kadhafistes qui forment les « responsables de l’insurrection ».

Le deuxième nœud d’écoute de BHL, c’est qu’il écrit ce qu’il entend. Il se fait la plume du message qu’il a rencontré en acte à Benghazi. C’est une écoute écrivante. Il se propose comme émissaire auprès du Président de la république française. Il sait tous les pièges qui l’attendent dès ce moment-là, qui perdurent quand il en fait le récit. Son vœu rencontre celui du Président qui le choisit pour qu’il « s’exprime ». Il sera l’annaliste de l’événement, mais à quel prix ? On va lui reprocher d’être dupe de celui qui veut être saisi dans sa position de chef de guerre à la barre dans la tourmente. Celui qui le fait mieux que les autres : « Tu crois que Mme Royal aurait fait ça ? ». On va tout aussi bien le louer de ce portrait au delà des préjugés. Blâme ou louange, BHL est ailleurs. Il mène une autre partie avec l’Autre. Les non dupes errent, il sait que les paradoxes de l’écoute active sont là. Il faut payer de sa personne, comme il le faisait au début du « Grand corps à la renverse » : « J’entends à cet instant le Sarkozy clanique, féodal, peut-être brutal, que dénoncent ceux qui ne l’aiment pas et auquel je n’ai jamais voulu croire… Je m’avise aussi de ce trait qu’il a toujours eu : tout dire ; ne rien garder ; un sujet qui laisserait tout sortir, réellement tout, ce qui lui transite par le cerveau. » Il reprend son interlocution avec le Président en ce point. Il pense que le Président a changé. Il n’est plus celui qui dit tout. Il est maintenant celui qui demande et donc reconnaît l’espace du secret.

André Malraux, Jacques Attali, Yasmina Reza se sont entretenus avec les présidents, en ont laissé des traces, verbatim ou pas, et sont rentrés à leur façon en résonance avec leur interlocuteur. Alain Minc, dit-on, trouve dans ce texte comme un « emboîtement de folies ». Peut-être, mais alors une folie lucide, celle qui permet de ne pas se leurrer sur Moustafa Abdeljelil, au départ l’homme clef du CNT, son « président », son « Pluton » secret, mais aussi celui qui vient d’appeler au respect de la Charia. Dans un entretien il y a quelques jours avec Libé, BHL : « Je le connais bien. C’est quelqu’un qui a été Ministre de la justice de Kadhafi et qui a le légitime souci de faire oublier d’où il vient. Qu’il ait voulu donner un gage à l’aile la plus extrémiste du mouvement n’est pas surprenant. De même, d’ailleurs, que sa décision d’introniser Abdelhakim Belhadj gouverneur de Tripoli [un ancien émir du groupe islamique combattant en Libye, proche d’Al-Qaeda, ndlr]. Mais un conseil de transition, comme son nom l’indique, n’est pas une Constituante. »

C’est un autre nœud d’écoute qui se dévoile, BHL ne perd jamais contact avec en lui « le pessimiste, le tocquevillien, le lacanien, celui qui sait que, comme disait un certain Mao Zedong, au désordre sur la terre succède toujours l’ordre sur la terre et que les révolutionnaires, en bons hystériques qu’ils ignorent être, recherchent toujours un maître sur qui ils puissent régner, rechigne à trop y croire. ». Pour autant, il ne sera pas du parti de ceux qui observent sans rien faire. Il prend son parti et reste celui qui énonçait ses « Propositions » pour une politique étrangère. Un écrivain qui se refuse à réduire son écriture au storytelling des évènements sociaux d’envergure à la rencontre desquels il marche. Sa place est dans la salle des machines.

Le 9 novembre, 19 heures

Publié dans le N°86 de Lacan Quotidien

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