La Chronique de Clotilde
A Dangerous Methodde David Cronenberg par C. Leguil
Promesses et dérives de la psychanalyse au temps des commencements
Publié dans le n°123 de Lacan Quotidien du 7 et 8 janvier 2012
En sortant de la salle de cinéma où je venais de voir le dernier film de David Cronenberg adapté de la pièce de Christopher Hampton The Talking cure traitant de la relation trouble qui s’est instaurée entre Sabina Spielrein et Carl Gustav Jung, je me suis demandée comment ce film allait être reçu par les temps qui courent.
Laissant planer une équivoque quant à la position du cinéaste, le journal Le Monde titrait ainsi pour parler du film « Cronenberg s’attaque à la psychanalyse ». Le sujet du film conduit en effet à aborder la psychanalyse à partir de ce qui en constitue la faille majeure depuis les commencements, à savoir les effets du transfert, que Lacan qualifiait d’effets de fermeture de l’inconscient et qui sont ici exhibés à l’état sauvage par le biais de la relation amoureuse sado-masochiste entre Jung et une de ses premières patientes. Ne risque-t-on pas, de l’extérieur, de penser alors que ce film considère la psychanalyse comme une méthode en effet dangereuse, si dangereuse qu’elle peut conduire le psychanalyste lui-même à se voir dépassé par l’effet de ses paroles, tout comme Breuer avait pu fuir devant l’état amoureux d’Anna O. ? Les adversaires de la psychanalyse ne vont-ils pas s’emparer du film pour en faire une pièce à charge, montrant en quel sens la pratique de la psychanalyse produit des effets dévastateurs, abandonnant les patients comme les analystes aux conséquences imprévisibles de la talking cure ?
Et pourtant, c’est en traitant de la psychanalyse à partir de son noyau central qui en constitue aussi sa fragilité, que Cronenberg s’illustre lui-même comme un esprit subtil, ardent partisan des théories freudiennes et capable de filmer des rencontres entre l’inventeur de la psychanalyse et son disciple suisse, qui témoignent de la valeur de la parole et de son pouvoir. Car ce que parvient à nous démontrer le cinéaste, est aussi bien de l’ordre d’une thèse qu’on pourrait qualifier de thèse lacanienne. Tout comme Lacan a pu montrer qu’il n’y a de résistance que de l’analyste, Cronenberg nous montre en quel sens l’échec de la fin de la cure de Sabina Spielrein s’enracine dans la résistance de Jung lui-même. En effet, il apparaît après ce film que si Jung a tant résisté à la théorie freudienne de la libido, s’il a cherché dans une forme de mysticisme à concevoir l’inconscient dans ses rapports avec la mythologie universelle plus que dans son ancrage dans le désir caché du sujet, c’est aussi qu’il ne voulait lui-même rien savoir de sa propre jouissance. Ses arguments contre la théorie sexuelle apparaissent sous un nouveau jour lorsqu’ils sont ainsi mis en perspective avec sa propre vie d’homme dépassé par la demande d’amour d’une jeune femme qu’il avait pu arracher à ses symptômes hystériques. Celui qui en effet ne veut pas reconnaître la prédominance de la sexualité dans la logique de l’inconscient est aussi celui qui cède à ses propres pulsions, en prenant comme maîtresse son ancienne patiente et en consentant à redevenir pour elle ce père qui la battait pour la punir mais aussi pour se satisfaire lui-même. Ainsi, cette main brutale qu’elle était obligée d’embrasser après chaque scène de fessée dans le petit cabinet noir, est celle qu’elle cherche à retrouver chez celui-là même qui a pu la délivrer d’une part de son angoisse. Être battu par le père comme Freud l’a montré est aussi bien être aimé par lui… pour le meilleur et pour le pire.
La psychanalyse avec Jung apparaît alors bien en effet comme une méthode dangereuse, car la fin de la cure introduit aussi la jeune femme à cet acting out qui laisse le pauvre Jung esclave de ce qu’il a lui-même crée. Impossible pour lui, une fois qu’il consent à répondre à cette demande sado-masochiste, de reconnaître la dimension de la sexualité dans l’aventure analytique. Impossible pour lui encore d’apercevoir qu’il est entré dans le fantasme de la jeune femme en renonçant lui-même à lui donner des signifiants pour préférer lui donner les coups de martinets qu’elle croyait rechercher. Perdus tous deux dans cette impasse, il ne leur reste qu’à tourner leurs regards vers Vienne pour s’adresser à Freud…
C’est alors le personnage de Freud que Cronenberg parvient à faire revivre avec brio et subtilité en dirigeant admirablement un Viggo Mortensen réinventé dont la parole posée et détachée renvoie véritablement quelque chose du climat psychanalytique. Les rencontres entre les deux hommes montrent un Jung tout préoccupé de contredire le maître pour mieux oublier son propre symptôme, et un Freud qui sait entendre et ne répondre qu’en disant la vérité mais pas-toute… Ainsi, face à un Jung qui se sert un peu trop abondamment à sa table du 19 Bergstrasse devant sa femme et ses enfants … Freud lui rétorque « ne vous réfrénez surtout pas, ma famille est rompu à ce genre de conversation psychanalytique ». Interprétant ainsi son angoisse comme directement liée à la sexualité, mêlant le registre de la pulsion orale à celui du logos, le personnage de Freud crée par Cronenberg pratique le mi-dire, la litote, l’ironie comme pour introduire Jung à son propre inconscient. Ce dernier qui apparaît d’emblée dans le film comme celui qui voit en la psychanalyse une méthode expérimentale plus qu’une expérience subjective, représente alors à travers sa dérive la position du semi-habile qui s’empare du pouvoir des mots sans en mesurer les effets sur lui-même et sur autrui.
A travers son art, Cronenberg affronte lui aussi sa propre fascination pour la jouissance sado-masochiste qu’il avait déjà mise en scène notamment dans Faux-Semblants et dans Crash, et trouve ici une réponse à sa propre question en montrant que la psychanalyse est à même de ne pas fermer les yeux sur cette jouissance. Il est alors résolument avec Freud et contre Jung, nous montrant en quel sens la psychanalyse joue sa partie avec l’amour mais aussi avec la pulsion de mort. Si la psychanalyse est alors une méthode dangereuse, c’est qu’on ne peut pas la mettre entre les mains de n’importe qui… mais si elle peut nous promettre autre chose que de l’ombre, c’est aussi que paradoxalement seule l’analyse peut prémunir chacun des dérives de la psychanalyse qui ne sont finalement que les effets inévitables du Logos lui-même.
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