Interpréter Jan Karski par Jeanne Joucla

Au théâtre de la Cité internationale il y a peu, se donnait la pièce d’Arthur Nauzyciel – Jan Karski (mon nom est une fiction) – créée en Avignon en juillet 2011 et, depuis, en tournée en France jusqu’en 2012.

Qu’est-ce qu’une pièce de théâtre apporte à la littérature – commencerons-nous par questionner – quand ladite pièce reprend au plus juste un texte écrit et sa construction, j’ai nommé le livre de Yannick Haenel, Jan Karski  paru en septembre 2009 ?

En effet, nous sommes frappés d’emblée par le fait que la pièce est construite point par point comme les trois parties du livre de Haenel : Commentaires de la présence de Karski dans le film Shoah de Claude Lanzmann ; extraits du livre de Jan Karski, Mon témoignage devant le monde ; et enfin une fiction qui prend en charge les 35 années de silence de Karski après qu’il ait témoigné en vain.

La construction du livre mêlant l’Histoire et la fiction a fait polémique. Nous ne l’alimenterons pas ici mais il faut admettre que si Arthur Nauzyciel choisit de conserver cette construction c’est tout simplement parce qu’elle n’est pas détachable du texte, qu’elle en est partie prenante, distillant, à dessein, et à travers le temps, une angoisse qui tient à ce que qu’est le destin d’un homme confronté à l’Histoire.

La pièce d’Arthur Nauzyciel qui porte en son titre le terme de fiction, décline donc successivement 3 scènes, 3 temps et les 3 voix de Jan Karski.

La première est incarnée par un acteur, Arthur Nauzyciel lui-même, que nous voyons et entendons décrire la présence de Jan Karski dans le film Shoah : mise en scène minimale, fauteuils, avant-scène, pas de profondeur. L’acteur assis, puis debout, va et vient, se rassied, reprenant la façon dont Karski dans Shoah est assis, se lève et disparaît de l’écran dans les profondeurs de l’appartement, aux prises avec l’angoissant retour de ses souvenirs. Cette première scène se clôt sur un étonnant et décalé numéro de claquettes.

La deuxième scène, récit d’extraits du livre Mon témoignage devant le monde, est incarnée seulement par une voix, féminine, au léger accent guttural, celle de Marthe Keller. Une voix qui décrit ces moments où Karski « visite » le ghetto, puis entre dans un camp d’extermination, avec cette consigne selon laquelle il sera plus crédible dans son témoignage devant les Alliés s’il « a vu de ses yeux vus » l’horreur. Description d’un réel dont l’insupportable nous est restitué, au-delà des faits entendus, par une video dont la camera suit de façon saccadée, en boucle un plan des contours du ghetto, lieu disparu – ce que Y. Haenel a nommé « la disparition de la disparition » – jusqu’à nous donner envie de hurler : assez, assez !

La troisième scène donne à Laurent Poitrenaux un de ses plus beaux rôles : il incarne – corps et voix ô combien – la douleur d’un homme qui n’a pas réussi à se faire entendre. Comme dans le livre de Haenel, cette troisième partie est un cri qui vient donner vie aux 35 années de silence de Karski, enfin. Pure fiction, oui, qu’Arthur Nauzyciel dont on devine les liens familiaux avec l’extermination des juifs d’Europe, prend à sa charge, nouveau passeur de témoin vers nous, spectateurs. Laurent Poitrenaux voûté, recroquevillé dans un décor désaffecté trop grand pour lui, qui évoque les fastes d’un autre temps, donne à Karski et à ses nuits blanches, la dimension universelle d’un homme taraudé par l’impuissance et la culpabilité ; mais nous voyons aussi un Laurent Poitrenaux dont le corps se dénoue, se redresse et campe poing sur la hanche la fierté du cavalier polonais du tableau de Rembrandt, dont Jan Karski nous dit avoir fait sa nouvelle patrie après la Victoire des Alliés.

Cette séquence se clôt sur une chorégraphie qui laisse le spectateur sans voix : Alexandra Gilbert devant nos yeux « danse » la vie et la mort, l’équilibre et le déséquilibre, le bien et le mal…

Si d’aucuns voient dans Jan Karski (Mon nom est une fiction), une lecture sans relief du livre de Yannick Haenel, c’est qu’ils font l’impasse sur l’interprétation : celle-ci, comme souvent – et comme d’ailleurs l’interprétation en psychanalyse – est ce qui apporte à un texte déjà écrit, du nouveau, de l’inédit en le faisant résonner autrement. Et certes, après cette représentation, nous devenons, lecteurs puis spectateurs, dépositaires du message de Karski jusqu’à la fin des temps…

Un seul regret : pourquoi Arthur Nauzyciel n’a t-il pas retenu ce passage du livre de Haenel, essentiel à nos yeux, quand le juge de la Cour suprême aux États-Unis, Felix Frankfurter dit à Karski témoignant de l’horreur : « Je ne peux pas vous croire… je ne dis pas que vous mentez, mais je ne vous crois pas », faisant surgir l’abîme qui existe entre la parole et le réel. Nous posons la question à l’auteur.

Publié dans le N°103 de Lacan Quotidien

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