Tous aliénés à la science par Dominique Miller

Publié dans le N°114 de Lacan Quotidien

Aucune position réactionnaire contre la science n’a de justification. Tout le monde s’accorde pour dire que le discours de la science est synonyme de progrès et d’évolution humaine. Et pourtant la question est de plus en plus pressante des limites éthiques à imposer ou non à la science, et de leurs effets éventuels sur cette évolution. Nombre de comités d’éthiques se forment et se dissolvent pour tenter d’enrayer les effets imprévisibles, voire destructeurs du discours de la science. Si la psychanalyse est fondée d’intervenir dans ce débat, ce n’est pas au nom d’une quelconque légitimité en matière de morale, mais au nom d’un savoir acquis par sa pratique sur la logique des hommes à l’égard de leur désir. Et c’est bien leur désir qui est en jeu pour ces êtres pris dans un discours aussi prégnant que celui de la science.

Partons de l’idée essentielle de la psychanalyse qui est la dépendance de l’homme au langage et des effets discordants de cette dépendance. Les hommes ont à passer par ce média pour satisfaire leurs appétits, échafauder leurs projets, produire leurs ressources, formuler leurs désirs. Cette dépendance au langage a donné naissance à toutes sortes de champs de savoir. Parmi eux, le plus récent, le plus actif, le plus varié, le plus étonnant, le plus fécond et le plus créatif, notre discours de la science. Et je dirais que, dans l’ensemble des discours, il fait figure d’exception phénoménale, de monstre. Un monstre, parce qu’il est le plus abstrait de tous les discours, et pourtant s’impose progressivement pour agir sur tous les domaines engendrés par l’homme et la nature. Il est le seul pour lequel chaque signifiant n’est associé à aucun signifié. Et ce sont les sciences physiques et les applications technologiques qu’il génère, qui donnent leur sens aux petites lettres mathématiques. Sa portée est inégalée au point de révolutionner le développement humain d’une façon radicale et définitive. On lui doit la Révolution industrielle et la Révolution de l’informatique qui ont changé les rapports des êtres au monde et des êtres entre eux.

Avec ce paradoxe, de renforcer la dépendance de l’homme à ce discours. Alors que la science a permis à l’humanité de s’affranchir comme jamais des impératifs de son environnement, de son corps et des obscurantismes religieux et idéologiques, l’homme moderne s’asservit toujours plus à la science. On ne peut que faire le constat d’une implication des discours scientifiques toujours plus grande et de plus en plus indispensable dans tous les domaines, militaire, médecine, environnement, agriculture, aéronautique, communication, transports, mais aussi économique, politique, judiciaire, policier, psychologique, etc. J’en oublie.

C’est dans cette dépendance au discours scientifiqueque réside une forme d’engrenage où l’évolution appelle un recours à la science, et où ce recours risque de devenir une menace. Nous avons affaire à un engouement incoercible. A quoi tient cette dépendance?

D’une part, c’est à une forme d’injonction que ce discours et ses scientifiques sont soumis. Ils doivent découvrir. L’homme a trouvé dans la science un nouveau maître parce qu’elle a ce pouvoir de l’affranchir de son Réel. Le discours de la science a fait apparaitre que le symbolique n’était que du semblant. Les autres champs du savoir comme, par exemple, l’histoire, la religion, le discours politique, la philosophie ou la littérature apparaissent comme des fictions à côté du caractère réel que revêtent les découvertes scientifiques.  Alors que le Réel est par définition ce que l’on ne connait pas, le non-su, la science fait valoir qu’il y a un savoir dans le réel. Sur l’immensité  planétaire ou l’infime de l’atome, les mathèmes ont quelque chose à dire. Ou plutôt à écrire. Dés lors, on n’a de cesse de gagner du terrain sur ce Réel pour venir à bout, pense-t-on, de notre ignorance. Il faut éliminer le réel, l’insu.

Par ailleurs, ils doivent inventer. Toujours faire du nouveau. La trouvaille vaut toujours plus que la retrouvaille. Le développement du discours de la science soumet l’homme à l’impératif du plus, du mieux, voire de l’absolu. C’est ainsi que progressivement, il n’est plus seulement au service du développement mais du bonheur : sauver l’environnement, supprimer la stérilité, sortir une arithmétique pour augmenter les profits financiers, empêcher l’anormalité génétique, etc. La science doit effacer toute faille de la nature et de l’environnement, et augmenter le potentiel des satisfactions humaines. Elle se produit ici, la coïncidence entre modernité et science. Celle-ci a engendré la modernité qui prône comme solution de vie l’exigence de la satisfaction, avec ce que cette exigence suppose: immédiateté, efficacité, vigueur, maitrise, diversité, originalité, pérennité. Le contemporain a adopté le principe de l’extrême dans le plaisir, de la recherche de la sensation suprême, de la promotion de l’excès au point de faire naître des modalités de vie impossibles sans un discours approprié pour les satisfaire. C’est l’essence même du discours de la science qui est propre à satisfaire cette spirale moderne. Au point que la question que nous posons est de savoir si c’est la science qui est au service de la modernité, ou la modernité qui se met au service de la science.

Ainsi, quelle est la propriété de ce discours qui lui donne cette portée créatrice et incalculable? C’est que ce discours s’autogénère. Ce discours s’alimente de lui-même en permanence, se reproduit pour produire toujours plus d’avancées. L’exemple le plus radical est bien sûr celui des mathématiques pures qui est la base de toutes les sciences.  Cette langue jouit toute seule de ses petites lettres qui fonctionnent selon le principe de la linguistique, métonymique et métaphorique. Métonymiqued’abord : un chiffre, une équation, une solution appellent toujours un autre chiffre, une autre équation, une nouvelle solution; et ceci à l’infini. Métaphoriqueensuite : il faut produire du sens, une réponse mathématique, qui devra aboutir à une invention scientifique et enfin donner naissance à une application technique. Ce discours comporte en lui-même un tel impératif que les mathématiciens en sont arrivés à établir des répertoires et des classifications des questions sans réponse, mais aussi à organiser un classement des exceptions. Ainsi, les scientifiques ne sont pas seulement contraints par le formalisme mathématique, mais se trouvent pris dans un carcan qui doit faire de l’impasse même un contenu scientifique. C’est ainsi qu’il existe des branches mathématiques dormantes, que l’on a laissées de côté, sans les lâcher ni les considérer comme mortes. Elles pourraient servir un jour, et sustenter une nouvelle branche pas encore connectée, pas encore née. On sait aussi à quel point les recherches scientifiques et leurs publications sont soumises à ce qu’un ami appelle «la mécanique infernale de la bibliométrie». La valeur du scientifique se mesure au nombre de ses publications et des références qu’elles occasionnent dans le monde scientifique international.

Ainsi, je dirais, en psychanalyste, que la structure du discours scientifique comporte une forme d’auto-reproduction qui en fait un discours qui jouit de lui-même et entretient un principe de pousse-au-jouir pour lui-même. Le discours scientifique est un discours pulsionnel. Il y a dans le discours de la science une force libidinale qui pousse à l’alimenter toujours plus. Elle est là la raison principale de l’aliénation de l’homme moderne à ce discours.

Et évidemment du scientifiqueen premier lieu. Aussi la question est posée du rapport que le scientifique entretient avec ce discoursdans lequel il baigne. Question évidemment sous-jacente à celle posée par l’éthique. Qu’est-ce qu’il maitrise de cette nature addictive de sa langue mathématique, physique, biologique, chimique, etc.? Le scientifique n’est-il que l’instrument, le secrétaire, de ce discours? Pourtant, il est patent que chaque scientifique a son style d’écriture. Graphes, algorithmes, diagrammes, figures, au crayon noir ou en couleur, chacun y met de sa singularité, bien que contraint par le formalisme de ce langage. Il semble que s’exerce pour chaque scientifique une tension entre la force libidinale de sa langue et sa propre satisfaction à l’écrire (plus qu’à la parler).

La force libidinale du discours de la science peut donner à penser qu’il n’y a pas là, en action, un sujet du désir au sens de la psychanalyse. On pourrait aller jusqu’à croire qu’un jour des robots viendront se substituer aux scientifiques et feront seuls les calculs. Bien des fictions futuristes ont posé la question, prenant acte de cette sorte d’autonomie jouissante du discours de la science. Ces questions sont souvent nulles et non avenues pour les scientifiques eux-mêmes. Comme si c’était un luxe qu’ils ne pouvaient pas se permettre. C’est que, justement, l’exercice de ce discours suppose d’être dans ce bain de langage et de trouver sans jamais s’inclure comme sujet dans la solution. Il n’y pas de place pour son désir de sujet avec un inconscient singulier dans la mécanique de ce discours. Bien des chercheurs ignorent quelles issues ses solutions trouveront au sein de sa matière, ni quelles applications elles auront. Plus encore, ils n’ont pas le désir de le savoir. Ils ont besoin de cette «passion de l’ignorance» sur leur propre désir pour être scientifique. Est-ce possible d’envisager un chercheur qui, tout en avançant dans ses équations, s’interrogerait sur celles-ci, sur leur validité, sur leur usage? Une position où à la fois, il s’inclurait comme chercheur, tout en s’excluant comme cause subjective de sa recherche. On imagine la division dans laquelle il se trouverait et l’inhibition qui en résulterait. Ça calcule. C’est ainsi que Jacques Lacan a pu dire qu’il y a une «forclusion du sujet» dans le discours de la science. C’est un discours qui ne se subjective pas.

Alors cette volonté de puissance, nous disons de jouissance, est tendue vers une perspective qui pose une condition incontournable: éliminer le Réel, supprimer toute faille, toute énigme. C’est ce qu’on attend du progrès et de la domination du Réel que celui-ci exige.

La psychanalyse peut témoigner de l’impossible de l’élimination du Réel. La conséquence de cet impossible étant justement le mécanisme de répétition du recours aux mathèmes, à l’infini. Ce qui est productif, mais qui comporte un risque dont nous nous entretenons aujourd’hui. Dans cette jouissance du discours se loge une pulsion de mort, quand il s’agit d’ignorer l’impossibilité structurale de venir à bout du Réel. On commente de plus en plus les conséquences destructrices inhérentes au développement du discours scientifique: outre la bombe H, les effets sur l’environnement, la montée du chômage, la dérégulation des finances, l’isolement des êtres et leurs addictions, la peur du clonage, etc.

Mais est-il possible que la science intègre l’idée même que sa puissance soit aussi sa limite, voire son impasse? Ce n’est pas seulement l’affaire des scientifiques, c’est celle des politiques et des citoyens₪

1  Dominique Miller prononça ce discours à l’occasion du Colloque Unesco, Humain et Post-Humain: les limites de la science éthiques sont-elles des obstacles à l’évolution? – qui s’est tenu les 14 et 15 novembre derniers.

 

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