« Il est certain que je suis venu à la médecine parce que j’avais le soupçon que les relations entre les hommes et les femmes jouaient un rôle déterminant dans les symptômes des êtres humains. »[1]

Avec cette boussole que peut-on dire des femmes dans la vie de Nicolas de Staël ?[2]

Quel rapport à l’Autre pour ce sujet ?

 

Ce sont les lettres qu’il adresse à son père adoptif qui nous permettent d’en dire quelque chose. A cette époque Nicolas de Staël a une vingtaine d’années,  il a fait des études artistiques contre la volonté de ce père qui aurait voulu qu’il soit ingénieur comme lui. Puis, en proie à une certaine errance, il part pour l’Espagne, le Maroc, dans ce qui n’a que l’apparence d’un voyage d’étude. En fait, à peine sorti de l’enfance, Nicolas de Staël a décidé qu’il serait peintre,  seulement voilà, ses études aux beaux arts terminées : il ne peint pas. Ce signifiant, peintre, décroché des signifiants maternels de sa petite enfance, n’est encore qu’une promesse, un signifiant vide.

Ce qui nous frappe dans les lettres qu’il adresse à son père c’est que l’opposition paternelle ne donne prise à aucun conflit chez lui. Il s’agit plutôt d’une dévotion sans borne : « Vous êtes si bon papa qu’intérieurement je fais comme un homme qui n’écrivait qu’à genoux à Saint Ignace. […] Cher papa je n’ai rien à vous dire, rien à vous expliquer, vous m’avez fait plus que mon propre père : je suis triste de ne pas être mieux. […] Et ne me dites plus de revenir ; car très sérieusement je veux rester longtemps parti ou mieux ne plus m’arrêter de voyager. »[3]

C’est dans une lettre à un ami, que Nicolas de Staël va donner la formule de sa position subjective : « Je n’ai confiance en moi que parce que je n’ai confiance en personne ». Par cet aveu de ne trouver de garantie qu’en lui-même Nicolas de Staël témoigne pour nous de sa psychose qui le contraint à se faire cause de lui-même, véritable pousse à la création. Notre hypothèse sur la structure trouvera sa confirmation dans la décompensation qui survient chez ce sujet lorsque la célébrité est rencontrée. Célébrité qui vient déranger le rapport du sujet à un Autre qui lui est hostile.

Alors les femmes ?

Il nous faut d’abord parler de Jeannine. Elle est peintre elle-même et elle peint. A ses côtés, Nicolas de Staël va se décider enfin à peindre. Jeannine est mariée et elle a un fils lorsque leurs routes se croisent au Maroc. Elle quitte tout pour lui : son mari tout d’abord mais aussi … la peinture.  Elle lui voue un amour teinté d’absolu.

C’est une femme qui  lui va « comme un gant », selon  l’expression de Lacan. Un gant qui vous va et épouse les contours de votre être…

 Lacan fait de la femme, « la vérité de l’homme »[4].  C’est ce qu’il appelle la fonction « pèse-personne »[5] des femmes ; autrement dit « pour avoir la vérité d’un homme, on ferait bien de savoir quelle est sa femme »[6] ajoute-t-il. Mais il précise : « quand il s’agit d’une femme, ce n’est pas la même chose. […] Elle arrivera à donner du poids même à un homme qui n’en a aucun. »[7]

On peut dire, en effet, que Jeannine a mis tout le poids de son être dans la vie de Nicolas de Staël, œuvrant ainsi à ce qu’il devienne l’artiste que l’on sait.

Cependant après 10 ans de vie commune, après des années de vache maigre et après avoir traversé les années de guerre, Jeannine meurt des suites d’un avortement, elle lui avait déjà donné une fille.

Comment Nicolas de Staël réagit-il alors à la disparition de cette femme dont il écrit à sa mort, qu’elle lui a « tout donné et [lui] donne chaque jour encore »?

Trois mois après le décès de Jeannine, Nicolas de Staël … épouse Françoise. Il écrit à un ami : « n’ayant pas d’imagination et ne pouvant vivre un seul instant de souvenirs… » C’est la capacité propre à cette structure, contre toute attente, contre le sens commun, à tourner la page : pas d’imagination, pas de souvenirs, c’est au réel essentiellement que ce sujet est affronté. Nicolas de Staël peut ainsi congédier le passé brutalement.

Françoise n’est pas peintre, elle fait des études de droit… qu’elle abandonne lorsqu’elle se marie avec Nicolas de Staël. Elle lui donne plusieurs enfants, s’occupe du foyer, tandis que lui, se consacre tout entier à la peinture.

Puis en 1953 c’est sa première exposition à New York et la consécration. S’en suit la décompensation. Un sentiment de persécution s’installe, Nicolas de Staël s’enfuit dans le midi où il continue de peindre beaucoup, vraiment beaucoup. Le midi : c’est le pays de son ami le poète René Char avec qui il travaille et avec qui il a une amitié profonde.  Char lui a présenté Jeanne qui pose pour lui et devient sa maîtresse.

Jeanne est mariée, elle a des enfants. Mais cette femme ne quitte pas tout pour lui. Elle part s’installer avec son mari à Grasse ; il la suit et s’établit à Antibes. Il se sépare de Françoise qui vient de donner naissance à leur troisième enfant.

« Tout abri où puisse s’instituer une relation viable, tempérée d’un sexe à l’autre, nécessite l’intervention de ce médium qu’est la métaphore paternelle, » [8] nous a appris Lacan

La métaphore paternelle n’est pas la pierre d’angle de ce sujet qui s’en passe. Cela affecte sa capacité à négocier avec l’absence de l’Autre.

 « Les femmes, écrit Nicolas de Staël, il faut en faire quelque chose qui ne bouge pas, mais vraiment pas, vraiment plus, dans les livres comme dans les tableaux ; elles nous empêchent bien assez dans la vie de dormir comme cela. »

L’absence de Jeanne qui se dérobe, se révèle insurmontable. Il échoue à la fixer à ses côtés comme cela s’est passé avec Jeannine puis avec Françoise.

 « Moi, je suis devenu corps et âme un fantôme, écrit-il. […] Quand je pense à la Sicile qui est elle-même un pays de vrais fantômes, où les conquérants seuls ont laissé quelques traces, je me dis que je suis dans un cercle d’étrangetés dont on ne sort jamais. »

 La structure ici, ne peut dialectiser le manque, le tromper avec du semblant. « Le signifiant est identique au statut comme tel du semblant »[9] nous dit Lacan, rapprochant ainsi ces deux termes. Dans le cas de Nicolas de Staël cela veut dire que l’appareil signifiant échoue à constituer une défense efficace contre le réel. Le manque dans ce cas se révèle être un vide qui menace d’aspirer le sujet. C’est la trace de sa propre disparition qui répond à l’absence de jeanne : l’artiste est devenu « un fantôme ».

En Mars 1955, à son beau-fils Antoine Tudal, le fils de Jeannine, il confie : « tu sais, je ne sais pas si je vais vivre longtemps. Je crois que j’ai assez peint. Je suis arrivé à ce que je voulais. »

 Il remet au mari de Jeanne les lettres que celle-ci lui a adressées en lui disant : « vous avez gagné. »

Le 16 mars il sort de « la brume extrême » où il se sent en se jetant de la terrasse de son atelier d’Antibes.

    


[1] Lacan J., conférence à Yale, 1975

[2] En 2008 j’ai consacré une large partie de mon travail à cet artiste. Mélancolie, maladie de la vérité, Master de psychanalyse, option recherche, sous la direction de Christiane Alberti, Université Paris 8, 2007-2008

[3] Les citations de l’artiste sont tirées de ses lettres que l’ont trouve dans Le catalogue raisonné de l’œuvre peint établi par Françoise de Staël, Editions Ides et Calendes, Neuchâtel, 1997

[4] Lacan J., Le Séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, 1970-1971, Editions du Seuil, octobre 2006, p. 35

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Les Editions du Seuil, 1973, p. 247

[9] Lacan J., Le Séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 15

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