par  Élisabeth Marion et Yohan Trichet

                La projection de Mother du cinéaste coréen Joon-ho Bong[1], lors de la dernière soirée cinéma-psychanalyse organisée au Mans, a suscité des échanges très riches avec nos invités angevins, Gérard Brosseau et Anne Loiseau. Pour son quatrième long métrage sorti en 2010,  Joon-ho Bong a choisi une actrice populaire en Corée du Sud, Kim Hye-Ja : « C’est à cause, ou plutôt grâce à elle, que j’ai tout d’abord voulu écrire ce film. C’est une femme qui a plus de quarante ans de carrière à la télévision, une sorte d’archétype national de la mère en Corée. Mais moi, dès ma plus tendre enfance, je percevais en elle une sorte de folie et un côté sombre de sa personnalité qui n’avait jamais été montré »[2].

            Mother vit seule avec son fils, un jeune adulte prénommé Do-Joon. Elle le nourrit, le couve constamment du regard. Sa vie s’organise autour de lui, rien ne fait limite jusqu’au jour où…

Deux actes, deux meurtres

Le réalisateur met le fils puis la mère dans une sorte d’impasse « abandonnés dans le désert »[3], devant l’obligation de l’acte. « Les affaires de meurtres, constate Joon-ho Bong, proviennent souvent de situations extrêmes où les gens ne savent plus quoi faire, plus où aller. »[4] Dans ce film, il s’agit d’actes véritables, irrémédiables, d’où le sujet ressort changé[5].

-Pour Do-Joon

Aux côtés de son ami Jin-Tae, il joue avec un chien sous le regard de sa mère. Une voiture le heurte : accident contingent. Cela rompt le lien au regard de la mère. Elle se précipite vers lui ; il la repousse une première fois. Puis, Jin-Tae le questionne sur l’homme qu’il est. Couche-t-il avec des filles ? « Avec ma mère », répond-il. Il n’entend pas la question sur le registre de la sexualité. À son tour, sa mère lui parle de sa virilité. Reprenant les propos de Jin-Tae, il parle de coucher avec une fille. Il insiste dans son désir de séparation en allant le soir dans un bar rejoindre son ami. Celui-ci étant absent au rendez-vous, il s’endort. Quand il sort, hagard, sa démarche est chancelante. Une fille marche devant lui. C’est la tuché, la rencontre du réel. Un acte se profile, le spectateur pense à la sexualité. Do-Joon lui demande si elle aime les hommes. Elle disparaît dans l’ombre de la maison et lui lance une pierre. Il rebrousse chemin, elle le traite d’« idiot ». Il l’est en effet : tout le monde sait qu’elle accepte des pratiques sexuelles pour un bol de riz, ce pour quoi on l’appelle « mademoiselle riz sauté ». Do-Joon ne le sait pas. Dans un rapport en miroir, il relance la pierre, elle s’écroule, morte. Affolé, avec des gestes saccadés, il ouvre et ferme maintes fois le clapet de son téléphone. Sait-il ce qu’il a fait ? Il dit à la jeune fille de ne pas rester par terre. Il la traine et l’expose en haut d’une maison positionnant sa main dans son dos : geste qui lui est familier. Ce corps c’est lui. Puis, il rentre se coucher auprès de sa mère dont il touche la poitrine avant de s’endormir, oubliant ce qu’il a fait. Ce meurtre le sépare de sa mère, car il est accusé et emprisonné. Elle l’enjoint de se remémorer ce qu’il a fait. Un souvenir surgit : lorsqu’il était petit, elle a voulu l’empoisonner. Mother en hurle de douleur. Il faut qu’il oublie, elle sort ses aiguilles d’acuponcture et emploie ses formules incantatoires. Il lui dit : « tu veux me tuer avec tes aiguilles ? » Ce souvenir le sépare de sa mère qu’il ne veut plus voir.

Pour Mother.

Avant l’acte, elle fait Un avec son fils. « Toi c’est moi », dit-elle. Elle le nourrit, s’occupe des fonctions de son corps, y compris sa virilité. L’emprisonnement de son fils l’oblige à sortir de sa routine afin de retrouver ce Un qu’ils formaient. Elle échoue mais nerenonce pas. Comme elle mène l’enquête, on peut penser qu’à ses yeux, il est innocent. Mais le spectateur s’aperçoit que même coupable elle veut le récupérer. Pour cela, elle tue un vieillard – un clochard isolé, seul témoin du crime de son fils – dans un déchaînement pulsionnel incoercible. Quand le sang du vieillard se répand sur le sol, lui apparaît l’horreur de ce qu’elle est : une meurtrière. On sait qu’elle a tenté de tuer son enfant quand il était petit et de se tuer[6]. Son fils a tué, elle aussi maintenant. Au moment du crime, elle appelle sa propre mère : « Maman, qu’est-ce que je vais faire ? »  Elle essaie d’éponger le sang répandu, puis elle met le feu. Ensuite, seule, elle erre dans un champ de blé. La scène inaugurale du film en est une variante, où l’errance devient une danse. « Dans la scène où elle danse dans le champ, indique le cinéaste, elle semble complètement ahurie, détachée de toute réalité. Dans un sens, il s’agit d’un avertissement au spectateur, on lui indique qu’elle va peu à peu devenir ‘folle’»[7]. Elle vacille… ce meurtre l’a changée faisant coupure dans la jouissance jusqu’alors toute localisée dans ce fils qui fait Un avec elle.

Mother, d’une jouissance à l’Autre

La jouissance scopique – D’abord, le film met en avant son regard sur Do-Joon. Quand emprisonné il la rejette, elle coupe en deux une photographie où il avait cinq ans, puis jette l’autre partie sur laquelle le spectateur suppose l’image du père, sans même l’apercevoir. Elle demande ensuite à une photographe de retoucher l’image de son fils. C’est une image parfaite, sans mémoire. Il ne sait rien ni du désir de la mère ni qui est son père. Il est l’objet a de la pulsion scopique maternelle. Le regard et le corps de son fils sont dans la continuité du sien. Ainsi, au début du film ni Mother ni Do-Joon ne savent qui des deux saigne. Plus tard, une scène dérangeante les montre devant un mur où il urine pendant qu’elle lui fait boire un remède. Mal à l’aise, Do-Joon met alors sa main dans son dos, comme la jeune fille qu’il a tuée et exposée ainsi. Le lien Mother/Do-Joon, infini, fait exister par le regard le rapport sexuel[8], mais sans érotique, car sans valeur phallique : elle ne trouve pas chez lui l’agalma[9] ni la brillance qui voile le manque, et que l’on trouve chez l’autre. Pour elle, il n’y a pas de manque et Do-Joon n’est pas un autre.

Le film indique la nécessité de l’intervention d’un tiers pour couper ce lien : qu’il s’agisse de la première scène où l’accident coupe le lien du regard entre Mother et Do-Joon, ou de la scène de l’arrestation qui répète la même coupure, opérée ici par des policiers.

 Jouissance de la (pro)création – Elle pratique l’acuponcture sur ses clientes afin  qu’elles enfantent de fils. Mais cela ne la relie pas à la fonction phallique. Do-Joon n’est pas en position d’objet phallique, ce qui évoque les propos de Lacan : « l’enfant dans le rapport duel à la mère lui donne, immédiatement accessible, ce qui manque au sujet masculin : l’objet même de son existence, apparaissant dans le réel »[10]. Rien n’est dit sur le père. Le film laisse à penser qu’elle a pu concevoir seule ce fils avec ses potions et ses aiguilles.

La scène montrant Mother dans son atelier coupant des plantes revient trois fois : c’est le lieu d’où démarre l’histoire et celui de son pouvoir démiurgique. Herboriste, elle connait des remèdes et exerce illégalement l’acuponcture. Elle est créatrice, et Do-Joon sa créature. Les souvenirs non subjectivés sont localisés sur le corps. « Les mauvais souvenirs, les traumatismes et la rancœur profonde peuvent être guéris. Montre-moi ta cuisse, dit-elle à son fils. Moi seule connais ce point », ce point d’acuponcture qui gouverne la mémoire et l’oubli. Ce savoir ne  lui a pas été transmis : elle seule le connait, cela indique sa position d’exception. Il s’agit d’un savoir occulte, un savoir de sorcière, avec ses herbes, ses aiguilles, hors fonction phallique.

Chute de l’objet

Lors de l’interview, Joon-ho Bong confie qu’il n’a pas conçu de happy-end, souhaitant « aller jusqu’au bout des choses ». Après l’acte meurtrier, Mother et Do-Joon apparaissent différents. L’acte fait coupure. Le regard de Mother a changé. Cette chute de l’objet regard apparaît de plusieurs façons dans le film. Sur l’affiche française, elle a les yeux baissés. Quand elle danse, seule, se berçant elle-même, elle détourne son regard. Avant le meurtre, la complétude mère-fils ne laissait pas la possibilité du désir. Après l’acte, qui fait effraction, s’ouvre un écart. Le film la montre différente : la jouissance revient sur son propre corps, la danse, l’autosatisfaction de l’acuponcture, qui ressemble à la masturbation sur ce point intime à l’intérieur de la cuisse qu’elle seule connait. Cela dit-il quelque chose de sa féminité ? Serait-ce là un point G, lieu mythique de la jouissance féminine ? Localisation que Jacques Lacan n’accrédite pas. Il parle de la jouissance du corps, mais précise que les femmes font « motus ! » sur la jouissance féminine et sur sa localisation[11]. De quoi  s’agit-il pour Mother ? Le cinéaste imagine pour elle une localisation singulière sur son corps, un point qu’elle seule connait : une solution, un auto-traitement lui permettant l’oubli. Si ce lieu est intime, secret, dans l’opération est escamotée la teneur érogène du geste sous son aspect scientifique. Ce geste témoigne de la jouissance solitaire de Mother qui court-circuite le recours à l’Autre.

À la fin du film après avoir touché de son aiguille ce point, elle danse à côté d’autres mères, qui chacune danse seule. Enfermées dans ce bus pour un voyage offert par leurs enfants, elles sont  déliées de leur objet. Dans le tableau de la sexuation, Lacan inscrit le côté femme en rapport avec le manque dans l’Autre, et non du côté de l’objet[12]. Pour autant, la jouissance de Mother est tout à fait singulière, au-delà du registre sexuel et des semblants phalliques. Et séparée de Do-Joon, qui était elle, qui était son monde, comment peut-elle faire ? La question de l’amour n’est pas évoquée ni l’appel à la parole. Joon-ho Bong met en scène les solutions-bricolages de ses personnages abandonnés dans le désert, sans secours. Et ce film indique avec ce final, une version de la séparation où l’enfant en est l’agent, la mère ne pouvant consentir à la coupure nécessaire. Ainsi, dans ce bus, chaque Une danse seule, l’une derrière l’autre sans se regarder. Une + Une + Une, + Une…

Notes



[1]. Cinéaste coréen plus connu en France pour The host (2006).

[2]. Extrait d’une interview de Joon-Ho Bong par Edouard Brane, le 9 décembre 2009, Paris. www.allocine.fr.

[3]. Idem.

[4]. Idem.

[5]. Lacan J. « Fonction et champ de la parole et du langage » (1953),  Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 285.

[6]. Ce qu’Esquirol épingla en 1821 du nom de suicide homicide.

[7]. Extrait de l’interview de Joon-Ho Bang par Edouard Brane.

[8]. Lacan J. Le séminaire. Livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, p. 36.

[9]. Lacan J. Le séminaire. Livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 128.

[10] Lacan J. « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 374.

[11]. Lacan J. Le séminaire. Livre XX, Encore, op. cit., p. 69-70.

[12]. Ibid., p. 73 et 75.

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