Elisabeth Roudinesco, auteur de Lacan « Au fond nous avions des rapports de famille. » par LUC MILLER

Je souscris à cette déclaration d’ER : « Notre époque délire avec des évaluations généralisées de tout et de n’importe quoi, qui détruisent d’ailleurs l’idée saine de “jugement critique“. »

Néanmoins je constate que le discours qu’elle tient ne promeut pas cette idée saine. Elle-même assourdit ses interlocuteurs de son autorité universitaire pour évaluer, en qualité d’expert de Lacan, « sa vie, son œuvre, ce qu’elle fut, ce qu’il en reste ». Elle en est la « meilleure spécialiste » assène le texte de présentation de son dernier opus, recopié par de nombreux médias, paresseux ou dociles. ER raconte : « Quand on va dans certains médias, on dit à l’auteur : “Pas de jus de cerveau, s’il vous plaît”, expression inouïe pour désigner le mépris dans lequel on tient la pensée. » Avec elle, je le déplore, mais cela ne me détourne pas de penser qu’elle est du côté du symptôme contemporain plutôt que de son remède (cf. Aurélie Pfauwadel LQ 36).

ER profite du silence éloquent d’une large part de la communauté psychanalytique sur son œuvre pour se prétendre incontestée. Les articles de Nathalie Jaudel rompent ce silence (ils viennent de paraître chez Navarin). Il me parait sain que LQ ait appelé ponctuellement ses lecteurs, les uns à abaisser leurs aspirations intellectuelles, les autres à surmonter leur aversion, voire leur dégoût, pour faire valoir une lecture critique d’ER dans un moment d’unanimité médiatique artificielle. Lorsqu’ER a été contestée par des psychanalystes, elle s’en est vanté en prétendant qu’ils se sont sentis « dépossédés de ce qu’ils croyaient être leur histoire » par une historienne véridique.

Rappelons l’essentiel de la « carrière universitaire » d’ER. L’Université Paris-VII, après lui avoir délivré son premier diplôme d’Histoire à 47 ans – une HDR -, l’a autorisée à faire soutenir quatre thèses de doctorat sous sa direction depuis 2001 (dans les disciplines “Sociétés occidentales, “Histoire/civilisation : mondes modernes”, “Sciences sociales”, et enfin “Lettres, sciences sociales et humaines”). ER a trouvé dans plusieurs institutions universitaires prestigieuses (EHESS, EPHE, Paris-VII, ENS) des personnes pour lui réserver une salle où elle puisse tenir son enseignement doctoral (probablement sous forme de vacations). Elle est parvenue à placer plusieurs universitaires magistraux de l’autre côté de son miroir, dans un dispositif médiatique de « dialogue de penseurs » (Derrida, Badiou, Milner).

Ce qu’ER a tiré de « l’effervescence intellectuelle » – autour de Lacan, Foucault, Deleuze, Derrida, Barthes et Althusser – dont elle fut le témoin à sa trentaine, ne semble pas tant être des conditions favorables au travail ou une stimulation pour sa production intellectuelle du moment, qu’un matériau d’écrivain qui s’accumule dans l’imaginaire en vue d’une restitution transformée.  « J’aimais bien me nourrir de tout ça », dit-elle comme le pourrait un romancier qui se nourrit de la vie quotidienne afin de créer ses personnages de fiction. On a vu qu’ER dépeint sa « méthodologie » historique à traits grossiers. Autant elle est discrète sur sa formation d’historienne, autant elle est prolixe sur sa vocation d’écrivain. Celle qui voulait « écrire des livres, très tôt », qui avait « d’ailleurs pensé d’abord écrire des romans », est venue à l’histoire sur le tard : « ayant envie d’écrire des textes narratifs, je me suis orientée vers l’histoire. C’était un moyen d’écrire à la manière de Dumas et Balzac, sans être démodée » (Raisons politiques, 2007). ER aime surtout les écrivains qui « mettent en scène des héros sur fond d’épopée romanesque et historique. » Elle n’a commencé à écrire l’histoire de la psychanalyse que lorsqu’elle fût convaincue d’être la seule à pouvoir le faire. Nathalie Jaudel a relevé qu’ER a fait de Lacan un « personnage balzacien ». Depuis sa jeunesse, l’ambition d’écrivain prime toujours chez ER : « Je n’aurais pas écrit mon livre sur Lacan si je n’avais pas eu en arrière-fond cette culture balzacienne », déclarait-elle à l’Express en 2001. C’est à rapprocher du synopsis qu’elle donne de son dernier livre dans  un entretien à Télérama : « Un Lacan partagé entre ombre et lumière. » ER ne devrait pas s’arrêter en si bon chemin. Le sujet qu’elle traite en priorité est digne de Balzac. C’est tout à la fois splendeur et misère, grandeur et décadence.

En tant qu’universitaire, je me suis permis de me pencher sur les équivocations d’ER sur ses titres. N’étant pas psychanalyste, je me contenterai de trouver insuffisamment clair la mention : « Elle a reçu sa formation psychanalytique à l’École freudienne de Paris ». Etait-elle ou non psychanalyste de cette Ecole ? Et je m’interroge sur ce qu’il faut penser d’une psychanalyste qui n’a pas été analysée par Lacan, mais qui se laisse présenter pour donner une conférence comme ayant « suivi sa formation auprès de Jacques Lacan. » Tout ceci n’est certainement qu’un détail aux yeux de celle qui affirme : « La dimension clinique, ça a l’air prétentieux de le dire ainsi, mais je l’avais héritée de mon père et de ma mère » (Raisons politiques, 2007). Notons que cette précaution oratoire est tout à fait exceptionnelle dans cette bouche adepte du culot plus que de la prolepse.

Le mot « héritage » a, dans les interventions d’ER, la dimension d’un tic de langage. Il est rarement pris au sens propre. Le leitmotiv d’ER est de « prendre », « avoir » ou « assumer l’héritage » de penseurs plus grands qu’elle, jusqu’à être « héritière » de « dynastie ». Et c’est en impératrice de la vie intellectuelle qu’elle expédie ses contradicteurs, comme ceux qui n’ont simplement pas l’honneur de lui plaire, dans ces mêmes médias dont elle dit qu’ils méprisent la pensée. La grandiloquence d’ER est tout à fait exempte d’auto-dérision. Devant un tel degré d’assurance, on est surpris du témoignage qu’elle donne des conséquences de son analyse : « le fait d’avoir à ne guérir de rien explicitement faisait de cette expérience quelque chose de formidable pour réduire le narcissisme, comprendre qu’on n’était pas tout-puissant. »

Des  « grands maîtres », on l’a vu, ER s’en attribue avec beaucoup d’aisance. Un, pourtant, fait exception. A la question de Psychologie Magazine « Parmi vos maîtres, vous ne citez pas Lacan ? », ER répond que sa mère était l’objet d’un « grand respect » de la part de Lacan : « Il venait tout le temps à la maison, ma mère était amie avec sa femme, Sylvia Bataille. Au fond, nous avions des rapports de famille. » Ce système de parenté figurerait-il dans la célèbre collection établie par Morgan ? Non, il est original. Je propose donc le problème suivant à mes collègues statisticiens. Définition : deux personnes A et B sont dites avoir un rapport de famille au sens de Roudinesco dès lors qu’elles ont un rapport de famille au sens du droit français ou qu’il existe deux personnes A’ et B’ amies entre elles et ayant respectivement avec A et B des rapports de famille au sens de Roudinesco. Question : estimer le nombre de familles au sens de Roudinesco dans la société française. Une chose est sûre, avec un tel système de parenté, ce nombre au sens élargi de Roudinesco sera bien plus faible qu’au sens commun.

Notons au passage les raisons improbables qu’ER avance pour expliquer le respect que sa mère aurait inspiré à Lacan : « Ils avaient le même âge, mais elle était plus diplômée que lui. En outre, il était fasciné par ses origines bourgeoises, lui, le fils de marchands de vinaigre. Il avait donc un grand respect pour elle. » Un Lacan tenu en respect par un diplôme universitaire ou un statut social est un oxymore.  C’est incompatible avec le personnage de Lacan, y-compris avec celui conçu par ER elle-même. Mais ER avouait candidement dans une conférence de la BNF : « j’aime beaucoup raconter des histoires. »

Celle qui prétend donner le « point de vue scientifique et historiographique » sur Lacan a une relation pour le moins compliquée avec son objet de recherche. La dépassionaria s’imagine avoir eût « des rapports de famille » avec lui. Il n’est pas nécessaire d’être le petit-fils de Jacques Lacan, ni d’appartenir à cette famille Miller invectivée par ER dans son entretien à Libération, pour constater qu’il y a ici quelque chose qui cloche. On peut le remarquer sans être pour autant subjugué par ceux qu’ER appelle couramment, puisqu’elle s’est fait une règle de ne plus prononcer leur nom,  « les sectaires » ou « les épigones » (ce dernier terme n’étant pas dépréciatif à condition de l’entendre dans le sens où d’autres qualifient Lacan d’épigone de Freud). De son analyse, ER dit aussi : « Lacan voulait que je la fasse avec lui, mais c’était hors de question ! […] je ne voulais pas me retrouver là en famille »; « je ne voulais pas, parce que l’œuvre de Lacan me paraissait plus intéressante que l’homme »; « c’était un personnage qui faisait partie de ma vie familiale » (Raisons politiques, 2007).

Une telle loufoquerie appelle un certain relâchement de l’exigence déductive. Je t’invite, cher lecteur, à examiner les entretiens que je cite (qu’on trouve en quelques clics) tout en gardant ton sérieux. Tu jugeras par toi même si l’interprétation que je vais te proposer est délirante. Auparavant, considère-là comme une « hypothèse » au sens de Roudinesco.

Supposons donc qu’un des éditeurs auquel ER envoya son premier roman à vingt ans l’eût accepté au lieu de la détourner de l’écriture romanesque. Notons ER’ la personne que serait devenu ER si sa vie avait ainsi bifurqué. ER’ se serait immergée dans la vie intellectuelle bouillonnante du tournant des années 70. Elle aurait noté toutes les petites phrases prononcées par les uns sur les autres, collecté toutes les vacheries suscitées par les ambitions déçues, ramassé toutes ces messes basses autour des séminaires des « grands maîtres ». L’écrivain ER’ en aurait élucubré la grande fresque historique de cette époque, sans se faire passer pour une universitaire, sans préserver les apparences de scientificité en enrobant ses inventions d’équivoques. Héritière d’une dynastie de romanciers biographes, de Stefan Zweig à Henri Troyat, elle aurait mis tout son talent d’écrivain à écrire la Comédie Humaine de la psychanalyse française jusqu’à s’en faire elle-même le personnage le plus truculent, entretenant par instants, tel Balzac, des rapports familiaux avec les créations de sa fertile imagination.

 

 

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