« elle ajoute des signes À L’obscur »

Sur Pierre-Yves Soucy par Hervé Castanet

« C’est ce que veut dire épopée, par où Lacan désignait cette narration de ce qui vous arrive, contingent, hasardeux, de rencontre, et que l’analyse vous invite à tisser, à faire signifier au-delà du fait brut. Et ce, dans chaque séance d’analyse, chaque séance qui en elle-même donne sa place, favorise, invite, à cet effort de poésie. »

Jacques-Alain Miller, Cours du 26 mars 2003.

Trois vers d’Henri Michaux servent de balises à ce court livre (la pagination est absente – à vue d’œil : une trentaine de pages) de Pierre-Yves Soucy, Le Jour devancé, paru en 2009* : « En vain on grattait / à la porte de demain / et le présent hurlait. » Qu’est-ce qui hurle dans le présent (= de celui qui écrit cette poésie) qui fait qu’il s’alourdit, est là et rend toute avancée vaine – un présent qui paralyse ? Le réponse est énumération : « ailes coupées », « une déchirure », « ruines », « le visage abandonné », « le marécage des mots », « les acides du doute », « l’incertitude pèse sur la charpente de l’orage », « ce qui est donné […] se détruit », « se désaccordent les liens », « […] la solitude d’avance jamais retombée », « l’œil se fige », « le sans fond s’abandonne », « se perdent les mots », etc. Est-ce que la fin du Jour… dit autre chose que le début ? Y-a-t-il une histoire qui crée un avant et un après, un déroulement temporel ? Poser cette question semble toujours une évidence : il y a une écriture, les mots se placent de façon cursive, il faut un certain temps pour les lire de gauche et droite, page après page. Alors se suppose une continuité, un passage, un chemin parcouru – Rome n’est pas loin puisque tous les chemins y mènent. Il est toujours loisible de psychologiser (= là où la pensée s’abêtit, se gélifie, comme dans le mythe antique lorsque Actéon, le beau chasseur qui incarne le phallus jusqu’à la caricature, est aspergé par le déesse, Diane (Artémis), et aussitôt transformé en cerf. Ovide se plaît, dans ses Métamorphoses, à nommer cet instant où le brillant jeune homme, agile et vif, fait l’épreuve du silence qui l’envahit – sa pensée se trouble, les mots ne peuvent plus être prononcés, les sons articulés manquent, la pensée elle-même sombre dans le monde de l’animalité.) : celui qui énonce, parce qu’il dit, produit un bougé privé, subjectif. Justement le présent est employé : nécessairement le temps d’une énonciation produit (= présent) son effet subjectif. Le conditionnel serait plus juste : devrait produire… Mais, non, la causalité psychologique a le dernier mot et le lecteur du texte de Soucy, malgré lui (c’est-à-dire emporté par sa propre bêtise triomphante), cherche les effets, les développements de la vérité. Alors, il s’use les yeux et ne trouve rien de cela : il n’y a pas de temps pour comprendre ni de moment de conclure. Il y a l’instant de l’épreuve. Quoi ? Oui, l’épreuve de ceci : « il manque le corps ». S’y ajoute cela : « rien ne tient […] le mutisme de la solitude dispose sa stupeur ». Autrement dit, le texte nomme une épreuve, une seule – c’est la même du début à la fin et c’est une absence. L’absence est dite de dix, vingt, trente façons. Il y a le réel de l’absence – l’absence comme un réel insensé, sans loi, hors sens. Il rencontre celui qui est là, qui y est à un titre précis, qui y est depuis longtemps. Si le réel – ce réel de l’absence – rencontre celui qui est là c’est parce que ce réel est le sien : c’est ce qui pour lui fait absence ; ce sera le règne de la nuit – « la nuit / le jour devance / aveugle l’enfance / un orage terrifié / un espace se déchire ». Dans elle « une géométrie du froid qui s’écume ». Mais qu’est-ce qui est absence et surgit avec ses crocs la nuit avec le froid (« le visage abandonné / il parle seul / à la solitude du souffle sur les mains. », « sous les coffrages du froid / la violence étrille. », « l’herbe gelée », « les givres », « la douleur de la neige », « le prisme dessine la pluie ») ? Ou bien : qui est l’absent ou l’absente ? Faut-il dire l’absente plutôt que l’absent ? Celui qui dit/écrit se place sous le pronom personnel il (= « il parle seul ») – il n’insiste pas. Il faut chercher ce il car peu écrit ; il s’efface. L’absence est probablement portée, incarnée, par cette elle (= « elle ajoute des signes à l’obscur ») si faible (comme une flamme qui ne tient pas, qu’il faut rallumer ou qu’on décide de ne pas rallumer) que parfois la grammaire fait hésiter ; ce pronom elle est-ce une femme, une mère ou un de ces noms féminins (est-ce une femme ou une mère qui « ajoute des signes à l’obscur » ou est-ce la nuit (« le dénuement de la nuit) que elle reprend et qui « ajoute […] ») devenu sujet. Une mère ? Parce qu’il est fait référence à l’enfance, aux souvenirs, à la naissance (« fragment après fragment / la naissance refoulée / l’enfance tenue pour cible / l’enfance dévastée / devenue le vide. », « cristaux d’enfance à la jetée des paysages »). Parce que l’érotisme est exclu de la description – des corps, des rencontres, du désir.

Une seule épreuve donc saisie en ses tournures jusqu’au moment où le corps de cette elle devient perte : « déjà elle s’écarte / elle convoite tout ce qu’elle décompose / de la nudité d’elle-même / celle pressentie. »

Le présent continue à hurler – le temps est bloqué sur ce présent-là (= absence, perte) – vérifiant le vers de Michaux : « demain s’échappe encore ». Celui qui écrit aura dégagé ce réel de cette « floraison sans fin »… Quel effet pour la poésie ? « suffocation de la lyre » laisse échapper admirablement Pierre-Yves Soucy – « les débris de l’ignorance / se dispersent / puis tout recommence. » Qui veut savoir ce qu’est le réel d’un instant relira alors chaque vers, de page en page, du Jour devancé sans autre espoir que celui du mot qui clame : motus ! Tel est cet effort de poésie (Lacan) qui œuvre dans Le Jour devancé.

 paru dans le n°67 de Lacan Quotidien

*Pierre-Yves Soucy, Le Jour devancé, Besançon, La Montagne froide, 2009.

Pierre-Yves Soucy est né en 1948 au Québec. Universitaire, poète et essayiste, il est directeur des éditions La Lettre volée, du Cormier et de la revue L’étrangère. Il a publié plus de quinze livres de poésie et de nombreux essais sur la littérature, l’art et la culture contemporaine. Il vit actuellement à Mexico.

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