L’objet obscur d’une nation di Antonio Di Ciaccia

« On passe du Carnaval au Carême ». Si la phrase a été prononcée par le nouveau ministre Andrea Riccardi – le fondateur de la Comunità di Sant’Egidio, véritable pont non-gouvernemental entre la Rome catholique et le Tiers Monde – beaucoup de monde par contre l’avait pensée. Le passage a été brusque et soudain. Il suffit de regarder la photo des 18 professeurs, des « tecnici », comme on dit ici en Italie, tous sérieux, tous assez âgés, tous un peu raides, même les dames. Exactement le contraire de la photo où l’on voit Berlusconi entouré par ses « bambine », comme il aimait appeler les jeunes femmes ministres de son gouvernement.

Pourtant ce n’est pas seulement sur cette veine que je porterai l’accent, mais aussi sur une autre, discrètement notée par les journalistes : « Le grand retour des catholiques », écrit la Repubblica ; « Bella squadra », belle équipe, a-t-on dit Outre-Tibre. Ce qui se répercute dans un contrechant de la gauche qui craint que les pouvoirs forts (la finance, les banques, le Vatican) ne fassent que rester en place malgré le changement, selon la célèbre formule du Prince de Salina dans le Gattopardo : « Il faut que tout change si  l’on veut que tout reste comme il est ».

Venons-en, donc à l’affaire Berlusconi : pourquoi a-t-il duré si longtemps (presque « un ventennio », terme qui évoque automatiquement les 20 ans du fascisme), et pourquoi est-il erroné de penser que cette période est révolue. C’est que l’Italie, avec Berlusconi, a vécu une énième variante des Crésus et, malgré la lune de miel avec le gouvernement actuel, elle craint de se retrouver nez à nez avec un véritable capitalisme. Au fond l’Italie sait que les capitalistes purs et durs n’aiment pas jouir de la même façon que les hédonistes. Et si Berlusconi a duré si longtemps, allant à l’encontre de toute rationalité, n’est-ce pas pour avoir incarné – comme Claudius pour Hamlet – « cet objet du désir » de la nation, « cet objet x dont Freud nous montre la fonction dans l’homogénéisation de la foule par identification » ? Ce qui lui donnait l’allure d’être inatteignable, parce qu’il aurait fallu frapper « l’ombre » au delà du personnage, comme le dit Lacan dans son Séminaire Le désir et son interprétation(1).

Passons, maintenant à un autre point : le retour des catholiques dans l’arène.

Un peu d’histoire. Tout le monde ne sait peut-être pas que lors de la prise de Rome par les Italiens, en 1870, Pie IX avait excommunié tous ceux qui avaient porté atteinte à l’Etat de l’Eglise ; depuis lors le Pape s’était retranché au Vatican et les catholiques avaient dédaigné tout engagement par rapport au naissant Etat italien. En 1929, Mussolini avait cautérisé la blessure avec le Concordat. ;ce qui avait fait tomber l’Eglise dans des bras bien plus fâcheux. Après la guerre, la Démocratie Chrétienne, bénie par le Vatican, arrive au pouvoir, en opposition avec le Parti Communiste. Or, bien que certains (rares) politiciens catholiques aient démontré être de vrais citoyens qui pensaient à une libre Eglise dans un libre Etat – voir Alcide De Gasperi –, la masse italienne s’était identifiée à la « catholicisation » de la politique, ou à cette étonnante variante qui était le  « communisme à l’italienne ». Mani pulite a balayé tout cela. Berlusconi a tenté de recréer sa formule de la Démocratie Chrétienne qui, encore plus que la précédente, s’est révélée ni démocrate ni chrétienne.

Et on en arrive à  la situation actuelle. Avec un dilemme, qui revient d’une façon répétitive : faut-il reconstruire un parti politique pour la masse catholique ou, au contraire, faut-il que chaque catholique fasse – un par un – de la politique en tant que citoyen ? La partie est ouverte. La conclusion est incertaine. Les dignitaires de l’Eglise sont pour le moment équitablement distribués. Et ils le seront tant que les questions porteront sur l’économie pour rattraper, s’il est encore possible, une situation désastreuse. Mais que se passera-t-il au moment où les questions éthiques viendront sur le tapis, celles qui vont engager l’homme politique catholique à prendre des décisions pour une nation qui, en tant que telle, est « laïque » ?

  1. J. Lacan, « Hamlet », in Ornicar ?, n. 26-27, p. 42.

Publié dans le N°96 de Lacan Quotidien

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