Rien ne s’oppose à la nuit par Aurélie Pfauwadel 

« Que cherchais-je au fond si ce n’était approcher la douleur de ma mère, en explorer le contour, les replis secrets, l’ombre portée ? » (p. 47) Le récit de Delphine de Vigan s’ouvre sur le suicide, en 2008, de sa mère Lucile, à l’âge de 62 ans. Rien ne s’oppose à la nuitest un roman autobiographique (1), le grand suc0cès littéraire de la rentrée, avec Limonov d’Emmanuel Carrère. L’auteur veut offrir à Lucile un « destin de personnage », un « cercueil de papier », afin de rendre hommage à la singulière excentricité de cette femme si belle et si fragile – sa photo en couverture laisse transparaître ce mélange de beauté et d’absence, qui attirait tant les gens.

C’est avant tout un roman plein de la vie de l’immense famille nombreuse de Lucile, avec ses parents, Liane et Georges, et ses huit frères et sœurs dont on suit l’enfance, dans le Paris des années 50, puis le passage à l’âge adulte avec le mouvement hippie. Cette turbulente famille, avec ses lubies, ses repas accueillants et ses maisons de vacances foisonnantes, son foutoir organisé, ses disputes et ses joies bruyantes, possède son lot de figures remarquables. Liane, matriarche de la famille Poirier, qui a eu les nombreux enfants qu’elle voulait, n’en est pas moins restée une femme, et plutôt originale pour l’époque. Georges est un personnage complexe, au cœur du drame : charismatique, entrepreneur, coureur de jupons, on n’arrive pas à le haïr tout-à-fait, conformément au portrait qu’a voulu en dessiner Delphine de Vigan. Chacun des enfants, aussi, acquiert son épaisseur propre.

Le roman est finement construit sur le modèle même de cette famille : il initie d’abord le lecteur au fonctionnement de cette inénarrable tribu, et à la mythologie familiale (à laquelle on veut croire et adhérer), puis le récit dévoile progressivement l’incroyable capacité à forclore de cette famille, d’où éclateront les multiples drames qui la secoueront. L’auteur souhaite explorer le mythe, mais aussi son envers : les morts violentes, les deuils, les folies ordinaires ou extraordinaires des uns et des autres.

Le suicide de Lucile résonne avec d’autres, et fait nombre. À travers l’écriture, l’auteur cherche l’origine de la souffrance de sa mère, « comme s’il existait un moment précis où le noyau de sa personne eût été entamé d’une manière définitive et irréparable » (p. 85). On suit l’existence fantasque de Lucile, toujours sur le fil : petite fille mannequin, très belle, qui aurait aimé être invisible pour échapper à tous ces regards (bien trop réels) qui l’oppressent ; mère à 18 ans, elle mène une existence bohème et inventive avec ses deux petites filles et ses compagnons, et sur fond des années 70, fume beaucoup d’herbe pour apaiser ses angoisses. Vient le moment où le récit bascule : un événement déclencheur achève de faire sombrer Lucile dans la folie, puis dans l’alcoolisme. « Bipolaire », « bouffées délirantes » : le diagnostic tombe comme un couperet. Dix ans de marécage où le surdosage de neuroleptiques réduit Lucile à n’être plus que l’ombre d’elle même, un fantôme muet et étranger à la vie. Passée si proche de l’abîme, Lucile connut une renaissance, au moment où elle rencontra enfin un médecin qui prit « l’exacte mesure de son désastre intérieur » (p. 355).

   Le 31 janvier 1980 : jour où Delphine fut expulsée de l’enfance, jour du premier délire de sa mère. C’est de ce moment de déracinement et d’exil que l’auteur date son besoin d’écrire : « il y a eu dans ce moment une confrontation brutale entre le réel et la fiction (celle que ma mère s’est inventée) et pour moi le début d’un besoin impérieux d’écrire pour que les choses aient une consistance, retrouvent une forme de stabilité, pour que quelque chose s’oppose au vertige. » (2)

À ma grande surprise, le nom de Lacan surgit à l’improviste, au détour d’une page. Elle écrit que, ce jour du 31 janvier, Lucile se serait rendu au cabinet de Lacan en exigeant de le voir : « Au moment où le psychanalyste sort de son bureau et s’inquiète de sa présence, elle se jette sur lui et lui arrache ses lunettes en criant “Je l’ai eu, je l’ai eu !”. Lacan la frappe au visage, la secrétaire parvient à la plaquer au sol, avant qu’à eux deux ils ne la jettent dehors, sans aucune forme d’assistance. » (p. 275) Des années plus tard, Delphine de Vigan a demandé à sa mère si ce récit était vrai : « Elle m’a assuré que oui. À la fin de sa vie, Lacan recevait des patients toutes les dix minutes pour des sommes astronomiques et, atteint d’un cancer qu’il refusait de soigner, n’en faisait plus grand cas. Pas plus que d’une femme, en pleine crise de délire, surgie dans son cabinet. Voilà ce que Lucile m’a dit. Je n’ai jamais cherché à vérifier cette version. Je l’ai crue. » (p. 276).

Quelle déception que ce roman – que j’ai par ailleurs tant aimé – qui connaît un succès de librairie, se fasse ainsi l’écho lointain de « l’argument de l’atteinte de l’intégrité physique et morale » de Lacan à la fin de sa vie (Agnès Aflalo, LQ 92, sur le procès contre ER, et la tentative de « hold-up » que connaît à nouveau l’enseignement de Lacan). Il faut donc reconnaître qu’il s’agit là d’une opinion qui est en partie passée dans le « disque ourcourant » sur Lacan, au même titre que l’avidité du gain, et autres idées reçues dont le dernier Diable probablement « Pourquoi Lacan » propose l’analyse. Concernant ER, c’est une logique imaginaire du « lui ou moi » qui est à l’œuvre : soit c’est elle qui ne comprend rien au dernier enseignement de Lacan, soit c’est lui qui « délirait » (mot que l’on trouve sous sa plume) ; ce qui se traduit aujourd’hui par : ou bien mon Lacan, ou bien celui des Miller. ER a fait le seul choix qui lui permet d’être : d’être « Élisabeth Roudinesco, la grande spécialiste de l’enseignement de Lacan », qui se croit ainsi  légitime à juger de l’état physique et mental du vieux monsieur. D’une manière plus générale, les gens éprouvent une grande jubilation à dire d’un psy qu’il est fou, surtout s’il s’agit du plus grand théoricien des psychoses.

Concernant Delphine de Vigan, c’est autre chose : elle a quelques raisons d’en vouloir aux psys qu’elle juge responsables (et sans doute pas complètement à tort), par leur incompétence, de l’état abominable dans lequel est restée sa mère pendant dix ans. Elle inscrit Lacan dans la série de ceux qui l’ont laissé tomber. Rien ne la pousse à infirmer cette version : elle préfère croire sa mère, dont elle reconnaît pourtant qu’elle était ce jour-là « en pleine crise de délire » (et nous savons qu’il n’est pas rare que des sujets paranoïaques accusent l’Autre persécuteur d’être fou). Lucile, persécutée par le regard, se jette sur les lunettes de Lacan, et accuse ensuite, sans doute dans un discours inversé, celui qu’elle a à l’œil, de lui avoir fait un œil au beurre noir.

Il n’en reste pas moins que Delphine de Vigan fait du Lacan sans le savoir : elle propose une théorie de la vérité menteuse tout ce qu’il y a de plus lacanienne. Dans l’espoir d’établir la vérité sur sa mère, elle a fouillé, mené son enquête, et récolté un matériau disparate (les écrits de Lucile, des heures d’enregistrement laissés par Georges, des vieux films, les témoignages des frères, sœurs, amis, les rapports de police…). « Sans doute avais-je espéré que, de cette étrange matière, se dégagerait une vérité. Mais la vérité n’existait pas. Je n’avais que des morceaux épars et le fait même de les ordonner constituait déjà une fiction. Quoi que j’écrive, je serai dans la fable. » (p. 47) Dès lors qu’on raconte, dit-elle, même en cherchant à rester au plus près de ce qui s’est passé, on est dans la fiction. Entre la vérité et la fable, s’ouvre l’espace de la littérature. L’auteur renonce à cerner Lucile en soi : ce roman est sa vérité sur Lucile, et tente de dire le mystère que cette mère a toujours été pour sa fille.

(1) Édité par JC Lattès, octobre 2011, 437 pages, 19€.

(2) « Interview de Delphine de Vigan pour Rien ne s’oppose à la nuit »,

 Chroniquedelarentréelittéraire.com

Publié dans le N°95 de Lacan Quotidien

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