Composition musicale et mélancolie
O Mensch ! par Valentine Dechambre
Création de Pascal Dusapin au théâtre des Bouffes du Nord
« Petit inventaire non raisonné de quelques passions nietzschéennes »
Cela se passait cette semaine, chaque soir, au théâtre des Bouffes du Nord.
Pascal Dusapin, le compositeur contemporain vivant le plus joué dans le monde avec Pierre Boulez, y présentait sa dernière création mondiale, petit bijou minimaliste, et pièce majeure de son œuvre par l’aboutissement de son écriture, sonore et scénique : O Mensch ! un cycle de 27 lieders pour piano et baryton, sur des fragments poétiques de Nietzsche.
Pascal Dusapin a non seulement écrit la partition, mais a aussi réalisé la mise en scène, créé l’installation vidéo, et dirigé lui même l’extraordinaire chanteur, qui est aussi ce fabuleux acteur de ses derniers opéras, Georg Nigl.
« Je voulais m’offrir cette liberté de créer seul un objet musical et scénique. Idée de cinglé ! Mais ce que j’avais à dire là dépendait de cette liberté d’agir sur tous les plans (sonore et visuel) (1)»
Représentez-vous la scène du théâtre des Bouffes du Nord, celle que Peter Brook rendit à la vie dans les années 70, devenu depuis un des rendez-vous artistiques essentiels de la capitale.
Un piano noir plongé dans la pénombre, dont seul le clavier est éclairé par un faible rai de lumière. Au fond, sous un étrange halo de clair de lune, un homme de bois, sculpture indonésienne, impose sa présence totémique, énigmatique. En fonds sonore… des grillons ! Nuit d’été dans les frimas de novembre ? Non. Pas de métaphore chez Dusapin. Les grillons sont ici pur son, élément dis-harmonique dans cette atmosphère sonore nulle part rencontrée auparavant malgré les emprunts, les réminiscences à d’autres musiques, d’autres époques, entendues autrement, dans un nouvel aujourd’hui, par le filtre du compositeur
Un clavier qui s’anime sous les doigts gantés de grâce et de précision rythmique de Vanessa Wagner – enchaînement d’accords minimalistes au charme incomparable, timbre familier aux amateurs du compositeur, d’où ne s’élève aucune mélodie, aucun développement – précède l’arrivée de l’homme Nietzsche, O Mensch, qui entre en scène pour se livrer à une étrange déambulation poétique… Traversée titubante d’un homme dont la voix va passer tour à tour de la pesanteur mélancolique d’un exilé en errance dans l’aridité de sa solitude à la légèreté mozartienne de l’oiseleur, aux réminiscences wagnériennes (subtiles) de la passion de Tristan, à la figure cynique d’un diogène proférant l’obscène pour finalement, danseur, esquisser un tango des plus sensuels…. autant de variétés de l’humeur, de vibrations de corps, de convulsions de l’être assemblées dans une pièce d’une incroyable fluidité… ça s’écoule, dans un enchaînement dont l’évidence fait signe du génie qui est là aux commandes…
Une installation vidéo diffuse brumes et jeux d’eau, bulles en suspension : « Il y a une invasion hydraulique du territoire poétique : rien ne peut arrêter l’eau »
Cette eau qui menace de tout submerger, si souvent évoquée par le compositeur quand il parle (si bien) de sa création, il s’agit de lui frayer des canaux, des condensations, de la faire dériver comme le flux de ce trop de jouissance dans le corps qui peut aussi bien se muer en torpeur, irrésistible tentation que connaît bien le compositeur, pessimiste suffisamment éclairé pour se tenir aux aguets des séductions de sa mélancolie profonde… laquelle, aime préciser le compositeur, n’a rien à voir avec le spleen romantique ou même le blues durassien.
« Il y a une vérité dans la tristesse. Ça nous sauve ! Ça nous permet de rebondir. Il n’y a pas de masque dans la tristesse, contrairement aux autres affects qui ne sont que mensonges (tiens tiens, lacanien, dusapin ?)… La tristesse est cet affect profondément juste qui permet de rester à la lisière, de construire une vraie joie, de ne pas tomber dans la douleur stupide. La musique c’est ça, elle est cet art qui gère l’affect de la tristesse »
Et encore : « Comment sortir de quelque chose qui enferme ? Retourner la situation par une convulsion ». La musique de Dusapin est traversée de part en part de convulsions, c’est une musique qui part du corps. Celui de Georg Nigl sur scène épouse la ligne musicale, ses vibrations, suspensions, respirations, à tel point qu’il semble que ce soit ce corps qui soit entrain d’écrire la musique qui se joue.
A côté de moi dans les gradins, une jeune femme de 20 ans (la moyenne d’âge dans la salle est jeune, étonnamment, pour une musique difficile, avant gardiste, et c’est là un phénomène bien réjouissant). Je la regarde esquisser des sourires amusés et tendres pendant le spectacle …. « Mais oui, c’est amusant ! Ce Nietzsche de Dusapin est un bouffon ! Il nous ressemble ! »
Elle a sûrement raison : il y a de cela qui émane de cet homme titubant, claudiquant : quelqu’un qui ressemble à tout un chacun, avec sa boiterie, sa gaucherie, qui tombe, se relève, et qui sait puiser une joie profonde à donner à ce petit tas, cet être de déchet, cette particule de jouissance, un destin poétique…
J.-A Miller disait cela à propos de la création artistique : « Elle est du côté de l’objet. Elle repose toujours sur une séparation d’avec le signifiant – et c’est un des facteurs du soulagement qu’elle peut apporter » (2)
Alors si l’homme Nietzsche de Dusapin vient se produire près de chez vous, courez à sa rencontre, vous y goûterez les délices de cette proximité avec ce que vous êtes réellement, vous qui avez déjà éprouvé, au moins un instant, au détour d’une analyse, lacanienne of course, finie ou infinie, que le sujet supposé savoir n’est rien… dévoilant ce pas grand chose, qui se suffit à lui tout seul, pour vivre, oui, c’est possible, plus dignement, (cessons de passer à côté), O mensch !
(1) Les citations du compositeur proviennent d’une interview donnée sur France Culture à l’émission Grande table de C. Broué, le 16 novembre dernier
(2) J.-A. Miller dans Variétés de l’humeur. Navarin éditeurs, 2008
Publié dans le N°96 de Lacan Quotidien
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