Fenêtre
JJSS et le corps de DSS par Jacques Ruff
Il a eu une récidive de son cancer. Il lui reste quelques mois à vivre. David Servan-Schreiber écrit alors son dernier livre qui sortira un mois avant sa disparition en juillet 2011. Son titre : On peut se dire au revoir plusieurs fois. Aura-t il un aussi grand succès que « Guérir » et « Anticancer » ? Je le souhaite parce que justement, dans ce dernier livre, il nous dit en quoi il n’a pas su se tenir à ce qu’il prescrivait. Pour l’essentiel il ne récuse pas ce qu’il avait mis en place. C’est un traitement qui a recours à des usages naturels, sans médicament ni psychanalyse. C’est une pratique faite d’exercice physique, de méditation, et d’une nutrition contrôlée, le tout comportant des quantifications précises issues de statistiques. Il rappelle que nous avons en nous les moyens de nous guérir. Il faut se servir du corps et pas du langage : d’où son bannissement de la psychanalyse.
En somme, à le suivre dans ces livres à succès, il faudrait maintenir le corps dans une certaine homéostasie, le brider par une discipline de vie pour que le trop ne viennent pas produire une perturbation du corps qui peut s’exprimer par le cancer. Mon propos ne vise pas à le contredire sur cette hygiène de vie. Pourquoi en effet ne pas avoir quelques règles de vie pour le bon fonctionnement du corps ! Seulement, voilà, ces principes ne tiennent pas. Et ce n’est pas nouveau. La philosophie grecque avait déjà repéré dans l’hubris, dans le trop, dans le débordement l’ennemi à tout idéal de vie équilibrée.
Alors pourquoi a-t-il eu une récidive de son cancer ? Il n’a pas été capable, quant à lui, de se tenir à ses prescriptions. C’est ce qui rend ce livre attachant par un côté mais irritant et confondant de l’autre.
En effet d’un côté il nous donne la clé de son impasse, mais de l’autre il ne tire pas la conclusion qui s’impose. Cette conclusion est pourtant évidente : il n’a pas tenu compte de l’incidence du langage sur son corps. En somme ce qui pourrait être un rapport à la psychanalyse qu’il a rejeté fait retour dans ce dernier témoignage. Ce qui est irritant c’est qu’il fait croire que, s’il a échoué dans son plan anticancer, c’est à cause d’un point qui ne tient qu’à une histoire personnelle. En somme les autres, qui n’ont pas une histoire de cet ordre, pourraient appliquer avec succès ses prescriptions.
Quel est ce point qui fait de sa vie une exception au point de ne pas être comme les autres ? C’est d’avoir eu ce père là : JJSS.
Il rapporte le dialogue qu’il a avec ses frères. Ils lui reprochent son rythme de vie effréné. Ce rythme de vie est en effet exténuant. Il fait de trop nombreux voyages par semaine en Europe ou aux Etats-unis : il était « comme branché en permanence sur une prise électrique ». Et c’est de l’origine de ce rythme de vie dont il va parler. Il prend soin de dire qu’il aime particulièrement les activités physiques à risque. Il a un « goût excessif pour les expériences limites et difficiles à vivre ». Il rapporte en effet les différents accidents graves qu’il a eus. Et c’est là que vient dans son livre ce chapitre qu’il a intitulé : « L’apprentissage du courage ». La première phrase est « Mon père, Jean-Jacques, avait des méthodes bien à lui pour nous « apprendre le courage ». Il met ces derniers termes entre guillemets sans revenir sur ce détail d’écriture. C’est là qu’il va nous parler de la marque du père qu’il porte dans son corps. Son père le conduisait le soir, en Floride, faire du ski nautique. Non pas de jour, mais tard le soir pour rendre l’ambiance encore plus inquiétante. Ce point suffirait déjà pour être marquant. Non il y a plus. Il y a des requins. Et d’ajouter, « Requins ou pas il fallait sauter dans l’eau, sinon mon père se chargeait de m’y jeter ». Et de conclure : « Rien n’est plus flippant que de skier entre chien et loup sur des eaux noires où l’on croit deviner l’ombre d’un requin. Rien. Pas même une gravissime rechute du cancer ». En somme ce souvenir, cette jouissance, que son père lui a imposée, est plus angoissante que la rechute de son cancer ou les risques qu’il prend dans les sports extrêmes.
Comment peut-il alors trouver cette tranquillité à laquelle il aspire quand il porte en lui cette marque indélébile ? Et cette marque n’est pas seulement la manière dont son père lui a parlé. C’est son corps qui n’a pas pu échapper aux exigences du père. Il dit pratiquer l’attention classique à la respiration et y trouve un temps de pause, d’arrêt à sa frénésie. Mais son père, dont il est fier d’être le fils, reste intouché. Il espère même avoir transmis à ses enfants cette marque de JJSS ! Il reste soumis à l’idéal d’un père trompe-la-mort, d’un père Express.
Ce qui peut nous retenir c’est qu’un corps est un composé ternaire, comme le dit Lacan, qui comporte non seulement une dimension réelle et imaginaire mais aussi cette dimension symbolique que DSS ne met pas dans son composé à lui. Il nous a dit qu’on peut se « dire au revoir plusieurs fois ». Et c’est justement de ce petit détail, qu’il lâche juste avant de nous quitter, dont il aurait fallu reparler. Il aurait alors pu nous dire au revoir, mais cette fois-ci juste après avoir rediscuté de tout ça. Il manquera toujours ce temps logique, qui était dans la suite de son moment de comprendre et juste avant la précipitation du moment de conclure.
Publié dans le N°89 de Lacan Quotidien
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