Comme un Dictionnaire amoureux de Jacques Lacan, La Cause freudienne n°79 par C. Leguil

Quel était l’effet de la présence de Lacan sur ceux qui l’ont rencontré ? Quelles sont les conséquences de sa lecture sur ceux qui ont fait le choix de se former à la psychanalyse avec Lacan ? Quel est ce mouvement singulier que la fréquentation intime du texte lacanien peut imprimer à l’esprit de chacun mais aussi à son existence ? Le dernier numéro de la revue La Cause freudienne « Lacan au miroirs des sorcières », paru pour l’anniversaire des trente ans de la mort de Lacan, vient ponctuer un long parcours de la revue de l’Ecole en proposant pas moins de cinquante contributions qui constituent, comme l’écrit Nathalie Georges-Lambrichs dans son éditorial, autant de « lignes de fuite, fractures, condensations, risques pris de tous les malentendus » permettant d’approcher Lacan et son enseignement. Car il y a autant de Lacan que de rencontres personnelles, intellectuelles et analytiques avec Lacan. Encadrées par la publication de La Troisième en ouverture, intervention de Lacan en 1974 à Rome, et des chapitres inauguraux de Vie de Lacan de Jacques-Alain Miller en clôture, ces contributions bigarrées témoignent de la façon dont Lacan est venu se fondre dans le paysage intime de la subjectivité de chacun. Comme le regard de la chouette dans la nuit dont les ocelles lumineuses interrogent celui qui les voient, décrit par Roger Caillois en 1960 dans Méduse et Cie, la présence de Lacan, son style, ses paroles et ses textes sont venus interroger chacun et sceller une rencontre vitale.

J’ai lu ce numéro comme un Dictionnaire amoureux de Jacques Lacan, dont chaque contribution constituerait une entrée dans le monde baroque et envoûtant du psychanalyste. Tout commence par un détail qui m’a touché, celui que nous livre François Cheng nous révélant qu’il n’a jamais entendu rire Lacan. C’est alors un sourire silencieux qui se dessine à la place de l’éclat de rire sonore et qui nous dit quelque chose de la gravité de celui qui, dans une forme de solitude ontologique, doit avancer sans espoir mais avec détermination et lucidité. Cette présence de Jacques Lacan par l’absence de son éclat de rire, mais par un sourire qui s’apparente à un regard profond, on la retrouve sous la plume de Viviane Marini-Gaumont évoquant « le sourire du chat de Cheshire dans Alice au pays des merveilles », « sourire flottant dans les arbres », interrogateur et énigmatique qu’était celui de Lacan. Si on peut alors lire ce numéro comme on parcourt le Dictionnaire amoureux de Venise par exemple (que citait récemment dans sa chronique Pierre Stréliski), c’est aussi que ce numéro nous présente un Lacan voyageur (dans le temps et dans le monde, à travers les contributions de M.-H Brousse, P.-G. Gueguen, C. Lazarus-Matet et de nombreux autres), rendant compte du caractère aventurier de Lacan, de son appétit de savoir et de son intérêt passionné pour les cultures lointaines, faisant de la psychanalyse le lieu et l’occasion pour chacun d’un dépaysement profond, à la mesure du décentrement épistémologique que comprend la dimension de l’inconscient. On découvre alors en quel sens aimer Lacan, c’est aimer sa position, position à l’égard du savoir, position à l’égard de l’institution, position à l’égard de la civilisation. Ainsi Philippe La Sagna montre comment Lacan au XXe siècle répond déjà à tous les Onfray du XXIe siècle, Eric Laurent comment l’hérésie de Lacan vient s’inscrire avant l’heure en faux contre le cognitivisme émotionnel devenu la religion de notre temps, Serge Cottet contre toutes les idées reçues sur Lacan lui-même. La position de Lacan est en effet celle d’une ascèse de l’écriture et d’un désir pur qui doit cependant s’employer à ne pas se perdre dans un désir de mort (comme le montrent Marie-Hélène Roch et Laure Naveau). Ainsi lire Lacan, c’est pouvoir accueillir en soi l’effet de cette lecture d’un texte que Pascale Fari définit comme « désangoissant. Parce que ce n’est pas un monolithe. Parce qu’il préserve sa propre incomplétude. Parce qu’il est éminemment articulé au manque ». Lire Lacan, pourrions-nous ajouter, c’est alors aller à la rencontre de son désir à soi, chercher ce qui anime notre libido sciendi afin d’avancer vers ce qui nous est le plus opaque mais aussi le plus propre. Chacun de ces textes constitue ainsi un passage qui nous permet d’entrer par une porte à notre taille (comme l’évoque Daniel Roy reprenant Lewis Caroll), dans le monde de Lacan, depuis ce que nous transmettent avec simplicité celles qui lui ont écrit (comme Hélène Bonnaud) et tous ceux qui sont restés auprès de ses mots avec constance et passion.

 Dans ce voyage avec Lacan, j’ai appris enfin à travers la conversation de Judith Miller avec Diego Masson comment Lacan avait formulé que ce qu’il n’arrivait pas à faire comprendre depuis vingt ans sur le rapport hommes/femmes était selon lui mystérieusement « si clair quand on écoute les Noces de Figaro de Mozart ». Cela m’a frappé car c’est suite à une représentation du Barbier de Séville à la Fenice qu’une forme d’insight de l’énoncé « il n’y a pas de rapport sexuel », s’est un jour produit en moi dans le cours de l’analyse. C’est alors cette conscience aiguë de l’effet de son discours, de ses difficultés à s’assurer d’une transmission possible qui nous reste et nous touche suite à ce voyage avec Lacan plus vivant que jamais.

Publié dans le N°88 de Lacan Quotidien

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