Le psychanalyste aujourd’hui, de l’invisible au visible par Clothilde Leguil

Le dernier numéro des Inrockuptibles (16-22 novembre 2011) remet à l’ordre du jour le mot d’ordre de l’engagement des intellectuels. La sortie du livre de Bernard-Henri Lévy La Guerre sans l’aimer, dans lequel l’auteur rend compte de son engagement en faveur de l’intervention française en Libye contre le régime dictatorial et barbare du colonel Kadhafi, vient réveiller en effet cette tradition française de l’engagement des intellectuels dans la vie de la cité, dans les tourments de la civilisation, dans les avancées et les impasses de l’histoire. Depuis l’affaire Dreyfus et le « J’accuse » d’Émile Zola en 1898 dans L’Aurore prenant, en son nom propre d’écrivain et d’intellectuel, la défense du capitaine Dreyfus contre la décision du tribunal de justice lui-même, la figure de l’intellectuel engagé vient signifier à la fois la possibilité de prendre la parole publiquement au nom d’une éthique, mais aussi la nécessité de ne pas croire que nous devons toujours nous soumettre à l’ordre du monde. Quoiqu’en dise Descartes, il faut parfois savoir ne pas changer ses désirs et s’en servir pour changer l’ordre du monde. La position stoïcienne de l’amour du destin est aussi celle qui peut conduire à renoncer à toute croyance dans sa propre pensée et sa propre parole, pour toujours entériner le discours courant au nom de la nécessité pragmatique.

Philippe Sollers dans ce même numéro des Inrocks reprend à son compte la conception sartrienne de l’engagement en l’opposant au caractère frileux et autarcique des intellectuels et universitaires qui préfèrent se couper des contingences du monde pour rester entre eux dans leur tour d’ivoire. Mais, dit-il, « à force de ne pas vouloir avoir les mains sales, ils finissent par ne plus avoir de mains du tout ». Il me semble que cette nécessité de l’engagement de l’intellectuel a pris une nouvelle figure au début du XXIe siècle qui est aussi celle de la nécessité de l’engagement des psychanalystes. C’est peut-être aussi une des raisons pour lesquelles la vie intellectuelle trouve dans le monde psychanalytique un nouveau souffle qu’elle semble parfois avoir perdu dans le monde universitaire. Dans un moment de la civilisation qui lui est profondément hostile, celui des neurosciences et du comportementalisme, monde où on pense le comportement humain en terme d’héritage génétique ou d’apprentissage, monde où on tente toujours d’effacer la trace du désir et de l’engagement subjectif dans les conduites humaines pour y substituer des études statistiques qui alignent les phénomènes humains sur les comportements animaux, dans ce monde-là, le psychanalyste ne peut plus considérer que son champ d’action ne concerne que la vie intime et que le reste ne le regarde pas. Le psychanalyste est conduit à s’exprimer publiquement dans sa solitude et sans que personne ne l’ait mandaté pour cela.

Alors que paraissaient en France les Écrits de Lacan, Sartre en 1966 donnait trois conférences au Japon réunies sous le titre « Plaidoyer pour les intellectuels ». Il rappelait en quel sens l’intellectuel est par définition « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas », et par conséquent a le droit de s’exprimer en l’absence de toute compétence spécialisée mais simplement au nom d’une certaine idée de la civilisation et de l’humain. Je n’entrerai pas ici dans le débat des erreurs de Sartre dans ses engagements politiques mais veux simplement retenir quelque chose comme une position face à la civilisation qui nous concerne de près aujourd’hui dans le champ psy. Sartre avait en effet aperçu que les progrès de la science allaient avoir pour effet de remplacer les penseurs par des experts et il avait par conséquent anticipé la disparition de toute pensée possible des citoyens eux-mêmes. Près de cinquante ans plus tard, ce diagnostic a pris toute son ampleur puisque les politiques eux-mêmes s’en remettent toujours davantage à des experts qui ne répondent qu’en termes d’évaluation quantitative pour savoir ce qu’il faut faire en matière d’éducation, de santé mentale et de politique en général. C’est pourquoi l’action de BHL auprès du gouvernement de Nicolas Sarkozy, fait soudain résonner un engagement qui indique une toute autre idée à la fois de la pensée et de la politique. C’est pourquoi il y a là une action qui signifie aussi la possibilité de ne pas renoncer à la parole singulière, quand bien même l’ordre du monde voudrait nous faire croire qu’aujourd’hui seules les études statistiques peuvent faire avancer la civilisation.

Dans sa dernière lettre du 18 novembre 2011 aux membres de l’École de la Cause freudienne et aux ACF, Jacques-Alain Miller ravive à partir de l’action de BHL en Libye, cette figure de l’intellectuel engagé à partir de son « désir d’Un-tout-seul dépourvu de tout mandat représentatif », pouvant changer quelque chose à l’ordre du monde. Le Forum des femmes pour la libération de Rafah Nached lors des dernières journées de l’École appartient aussi à ce mouvement qui fait que la psychanalyse vivante doit s’engager à sa façon dans les affaires politiques. Si le psychanalyste du XXe siècle pouvait être un psychanalyste invisible, regard survolant le monde pour ne se rendre présent que dans l’univers de la confidence et du secret, le psychanalyste du XXIe siècle devient visible et aperçoit que s’il peut voir le monde, c’est aussi qu’il en est, qu’il est lui-même un être visible pour d’autres, Un-tout-seul qui peut à partir de son désir et de ce que le travail de l’inconscient a modifié en lui, s’engager dans la civilisation pour s’opposer à la contagion de l’idéologie techno-scientiste du pour-tous et du sans personne. Le psychanalyste devient alors un intellectuel engagé qui considère que ce qui ne le regarde pas le regarde si bien désormais que son discours peut aussi de façon imprévisible changer de façon discrète mais réelle l’inertie de l’ordre du monde.

Publié dans le N°97 de Lacan Quotidien

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