Le train de l’écriturepar Nathalie Georges-Lambrichs

Béatrice Commengé, L’occasion fugitive, roman, Paris, éd. Léo Scheer, 2011, 104 p., 15 €.

Ce « roman » – on se prendra à désirer de plus en plus ardemment que l’intitulé « roman » soit ici pure convenance – est une lettre, lettre d’amour qu’une femme écrit à son amant dans le train qui l’emporte vers lui, quatre ans après leur rencontre. La lettre sonne toujours plus « vrai », elle nous hale, nous avale dans le temps qu’elle s’écrit – ici les quelques heures du voyage qui précipite la mémoire – tirant et arrêtant les fils de tout ce qui doit s’écrire pour qu’apparaisse ce qui ne cessera pas de ne pas s’écrire désormais et encore.

Alors, toutes les vérités sont bonnes à dire, dans le présent étiré qui précède et conjure tout autre compromis que l’élection réciproque de l’amoureuse et de l’aimé – présent conquis, mûri, calculé, fortifié autant par les relectures que par les images capturées du monde arpenté par l’un et l’autre des amants du temps que séparés : ils s’avançaient l’un vers l’autre déjà – leur choix les rend habiles à transformer leur peur en audace et celle-ci en recul nécessaire pour jouir pleinement de la plénitude de leur attente. Confiants dès l’abord chacun de la solitude de l’autre, impartageable et comme telle assumée, ils s’entendent ainsi à reconquérir l’empire de Kairos, dieu élu pour ce devenir qui s’affirme au plus près de chaque détail du relief réinventé de leur vie, valant pour une preuve de plus de ce qu’il n’y a nulle autre preuve que la relance des mots accumulés dans les poches du silence raffermi, où se consomme la rupture tue par chacun des liens jusqu’alors tissés ; telle s’impose comme condition absolue ce néant propice à faire le lit d’un amour nouveau, soudain seul véritable.

Il était éclos de leur voisinage de hasard lors d’un « dîner en ville » auquel chacun s’était obligé à sacrifier sa chère solitude, et d’une question qu’il lui pose sur la place ménagée à l’écriture du nom de Baudelaire sur la pierre de la tombe du poète, au cimetière Montparnasse. Lui, l’étranger, l’exilé ayant de longtemps adopté Paris pour mieux le quitter et y revenir, l’adresse à elle, rapatriée de longtemps dans la capitale de la métropole, qui va faire fonds sur son ignorance pour y répondre et donner chance à la conversation de les séduire tous deux en secret jusqu’à ce jour où, voyageant, elle le récapitule et le partage avec celui qui l’attend. Entretemps, ils auront changé de siècle, pour la première fois. Rien n’aura été dit des liens antérieurs ; seuls, des lieux auront été dévolus aux messages, accompagnés parfois d’instantanés photographiés adressés au correspondant séparé, saisi ailleurs et soudain appelé dans l’espace du tableau, à s’inviter au creux de leur si chère absence.

   Il est, plus encore, ce temps, celui d’une lecture, partie remise et promise à cet autre temps imprévisible, qui formera – qui le sait hors celle qui l’appelle non moins qu’elle le désire en différé ? – la chair d’un moment singulier, bien plus tard, une fois vécue cette vie projetée, inimaginable et voulue à cause de cela même : le moment où cette lettre donnera à ce qui aura été vécu son épaisseur de présage et sa marge d’erreur, son authenticité fondée dans le défaut de toute garantie, sur laquelle les amants se pencheront tous deux, elle découvrant avec son destinataire le texte qu’elle sait déjà avoir écrit pour mieux l’oublier, et l’avoir oublié pour mieux s’en rappeler, et lui, l’inconnu, avec elle.

   Béatrice Commengé se trouve, dans ce train qui roule et tangue vers sa maison d’enfance devenue maison de rendez-vous, discrète et fidèle à ses lectures et ses amours, misant sur la dansité de l’écriture pour défier la force de l’insu, acharnée à loger son corps entre la vie et la littérature sans céder sur rien de l’une ni de l’autre : s’obligeant donc à en passer par les ruses de chacune, incommensurable à l’autre, s’avouant dans des échappées exquises pour mieux taire la pulsation qui bat au cœur de l’intime dont la poésie est le nom.

Présentation de l’auteure, par N.G.-L. :Béatrice Commengé, née à Alger, passe son enfance du côté sud de la Méditerranée. Après des études d’anglais et un doctorat sur Virginia Woolf, elle publie son premier livre en 1985 — un roman : La Nuit est en avance d’un Jour.  La pratique de la danse, des bibliothèques et des routes l’amène à revisiter Nietzsche et à l’écriture d’un deuxième roman sous le signe de l’Italie. Ses livres sont souvent traversés par ses grands hommes : Nietzsche, Miller, Hölderlin, Rilke… Elle est aussi la traductrice d’une dizaine de livres d’Anaïs Nin.

Publié dans le N°84 de Lacan Quotidien


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