Tintin au pays des capitalistes par Pierre Stréliski

Ce n’est pas du dernier film de Steven Splielberg  dont il va être question ici et de son Tintin en caoutchouc relooké pour l’Amérique par la volonté d’un auteur de faire aimer ce héros européen par le public américain, c’est d’un héros français à la stature internationale, fondateur d’une des plus grandes agences de communication dans le monde – RSGC -, ancien rédacteur en chef à Paris Match, actuellement vice-président de Havas, le pape hexagonal de la publicité : Jacques Seguela

Notre Tintin de 77 ans, aujourd’hui toujours hyperactif, naturellement bronzé et souriant, bon coeur et ami de soeur Marguerite -“Soeur Courage” -, ne regrettant qu’une chose dans sa vie, d’avoir barguigné puis finalement refusé la présidence des Resto du coeur après la mort de Coluche, était l’invité dimanche matin de l’émission Empreintes sur France 5. Il a pu pendant 52 minutes livrer ses impressions sur son travail, son monde et surtout sur lui.

Parents médecins, une mère “spirituelle, lyrique, le charme même”, “aimée plus que l’on aime une mère”, un père surnommé “Petit Louis”, remarquable par sa bonhommie et son gout pour les calembours – “la seule petite chose que j’ai” -, son destin eût dû être celui d’un petit notable de Perpignan, où il vécut une enfance qu’il reconnait avoir été facile. Une première provocation pourtant se fit jour à l’orée de sa jeunesse : “J’étais le plus mauvais élève du monde”. Il ajoute, avec un sourire triomphant : “J’ai du passer mon bac quatre fois”. La facétie déplut et on l’expédia manu militari chez son grand-père à Montpellier, qui en le menaçant de représailles terribles, ne lui laissa pas d’autre choix que de devenir pharmacien. Seguela pharmacien, on rêve ? Mais pas du tout, il ne cesse de vendre  des pilules pour faire croire au bien-être en somme. C’est au fond un pharmacien du New world.

Pourtant un événement, un acte posé dès l’âge de vingt ans, va faire de lui ce qu’il sera : il part avec un copain faire le tour du monde en 2cv. Le voyage dure 400 jours, Seguela fait 5000 photos et réussit à les rater presque toutes. Mais ce n’est pas une vocation de photographe qu’il se découvre dans cette initiation, ce qu’il fait c’est qu’il saisit le monde comme il le voit. Le reportage de France 5 commence d’ailleurs par une séquence où il est filmé avec son compère d’aventure devant la voiture de l’expédition.

À leur retour, “les Tintins en Deudeuche” sont de jeunes héros un peu en avance sur le temps qui vient. Interviewé par Pierre Desgraupes à la télévision naissante, Seguela tient ce propos, avec la nonchalance feinte d’un jeune dandy un peu snob : “Nous étions partis pour vivre une grande aventure, mais nous ne l’avons pas trouvée car il y a longtemps que la pub tapageuse des agences de tourisme l’ont tuée. Elle n’existe plus”. Voilà, le tournant est pris, l’aventure est finie. Adieu les idéaux de l’enfance, demain sera pragmatique et cynique. Pour ne pas errer, ce jeune non dupe n’a qu’une issue : ce qu’on appelle “réussir”.

Son modèle sera Marylin. “J’ai fait de la pub pour faire rêver comme Marylin faisait rêver”. La petite différence sans doute c’est que lui n’est pas le captif de son rêve. Il feint de rêver pour donner à voir des images. Filmé chez lui en sa campagne normande en train de jouer au bonheur, il s’esbaudit de retrouver là “ses chiens et sa famille”. Il y a un petit raccord visible quand-même quand ce méridional prétend retrouver là ses racines ; mais sans ambages il convoque le paysage marin qui s’étale devant la caméra et lie sans vergogne l’Atlantique et la Méditerranée. Le monde est si petit, il est pareil partout n’est-ce pas. Seguela c’est un chêne qui feint d’être un roseau, mais c’est un chêne moderne, transplantable. Il sait que le sens fuit et que les paroles volent. Il vole avec elles mais préfère se fier à l’action pour mener sa vie. “Je gomme tous mes mauvais souvenirs”, dit-il. Il y a quelques années, il déclarait au journal L’expansion : “Pour qui a choisi la parole, se taire est un aveu d’impuissance. La parole est ma psychanalyse permanente, je m’exorcise à travers les médias, cela me coûte moins cher que du Valium. Et d’ailleurs, quand je prends une gifle, je ne l’avoue jamais. C’est comme dans la boxe thaïlandaise – sport que j’ai beaucoup pratiqué dans le passé : vous encaissez un coup, vous souriez, et vous frappez plus fort, le vainqueur étant celui qui sourit le plus longtemps possible. Je mène ma vie comme un combat de boxe thaïlandaise” (L’Expansion, 1992). Et le titre de son dernier livre résume sa trajectoire : “Le pouvoir dans la peau”.

Ce jongleur de talent a surtout un savoir y faire avec les semblants. Il a un côté petit marquis qui sait dire le bon mot. Baltazar Gracian à la petite semaine, il fait la révérence : “Mon seul talent, c’est de savoir engager de plus grands talents que moi”,  “Je croyais être arrivé, je n’étais que parvenu”, “La campagne de Mitterrand c’est moi qui l’ai écrite mais c’est lui qui l’a dictée”, etc. Savoir y faire, enfin presque, quelquefois il fait des gaffes. Il raconte qu’un jour, en pleine campagne avec François Mitterrand il prétend l’emmener chez Lipp… dans la Rolls qu’il vient de s’acheter. Mitterrand est outré, Seguela manque de perdre son contrat mais rebondit : je revendis ma Rolls aussitôt. El il ne peut s’empêcher d’ajouter : “Elle s’est vendue l’après-midi même”. D’autres gaffes sont célèbres : celle de la Rolex (misère du narcissisme), son jugement sur Kirk Douglas qui le mouchera en direct sur le plateau d’Apostrophes. Mais tout glisse. Son secret : “Il ne faut pas être lisse ni présenter trop d’aspérités”.

Et certainement armé d’une volonté d’acier, il ne s’embarrasse pas de la vérité, il sait sa structure de fiction. “Je suis acharné à vendre mes produits. Je vends, je vends, je vends. Quand je m’aperçois que ce que je dis ne passe pas, je change de vérité et je dis exactement le contraire. Je repars à l’envers et je comprends que c’est le contraire qui est vrai”.

Ce finaud a t-il lu D’un discours qui ne serait pas du semblant : “Le plus de jouir est essentiellement un objet glissant” (p. 50) ? En tout cas cet ami du discours capitaliste a compris qu’il y avait là “quelque chose de follement astucieux” (Lacan, Milan, 1973). Lacan ajoute : “C’est ce qu’on a fait de plus astucieux comme discours mais ça marche trop vite“. Voilà pourquoi la seule chose qui arrête notre Tintin commerçant, ce n’est pas le réel, puisque le monde n’est que fiction, mais c’est un endroit dans Paris : Beaubourg. Damned, la culture alors ? Humilité devant ce qui vous dépasse ? Pas du tout, ce que Seguela aime  par-dessus tout, c’est être à Beaubourg et regarder dehors, “regarder cette modernité qui vous entoure”. Le contenant dépasse toujours le contenu. Dedans c’est dehors.

Que penserait Seguela de cette remarque de Lacan : “Le réel n’est pas le monde. Il n’y a aucun espoir de l’atteindre par la représentation” (La troisième) ? Peut-être quelque chose comme : “Je parle sans le moindre espoir” ?

Sa plus belle image publicitaire restera sans doute celle du galop d’une bande de chevaux se déployant pour former le double chevron du logo de la marque Citroën. Cette trouvaille est-elle une scorie de l’aventure de ses 20 ans en 2cv ?

Publié dans le N°92 de Lacan Quotidien

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