« L’indignation, l’espérance, et ce qui s’en suit » par Anaëlle Lebovits-Quenéhen 

Il est sans doute encore tôt pour dire que le mouvement des « indignés » prend en France. Et pourtant, quelques-uns desdits « indignés » semblent s’installer à la Défense, lieu de la capitale qui représente le mieux le capitalisme financier et ses effets. Le nom des groupes dans lesquels les révoltés se reconnaissent et s’associent sont évocateurs : « Démocratie réelle Paris », « Indignés de la Bastille » « Uncut France », « Pas de Noms »… Ils sont là rassemblés « pour que cesse l’austérité, pour que vive la démocratie réelle et pour construire un autre monde ». Trois mots d’ordre à prendre au sérieux.

« Pour que cesse l’austérité » d’abord, car l’austérité, est bien le nom actuel du réel en politique. Étant entendu que les classes populaires et les classes moyennes ont le sentiment de devoir faire seules les frais de la crise que nous vivons, les Français craignent à leur tour de devoir se serrer la ceinture plus que de raison. Les indignés disent leur dégoût d’un système fondé sur un rapport décomplexé à la consommation, un système qui promettait le confort pour tous, l’éducation et la santé pour chacun, et s’avère incapable de tenir parole. La machine que l’on croyait si bien rodée est grippée. Les Européens balancent ainsi face à la Grèce : du sort du voisin dépend le nôtre, certes. Il faut donc l’aider. Et pourtant, il agace cet État, qui tend un miroir haïssable de l’avenir que l’Europe pacifiste d’après-guerre s’est construit pas à pas, sans le savoir.

« Pour que vive la démocratie réelle » ensuite. Dans le chao économique que traverse la zone euro, la défiance à l’égard des hommes politiques est majeure, et ce quelque soit le bord de l’échiquier sur lequel ils se placent – 62% des Français ont d’ailleurs aujourd’hui l’idée que « gauche » et « droite » ne veulent plus rien dire, nous apprend le Baromètre annuel de la confiance. Mais, surtout, 83% des Français pensent que les responsables politiques ne se préoccupent pas d’eux, et 57% se déclarent prêt à manifester (le sondage ne dit pas contre quoi, c’est dire que tout indigne )… Le Cevipof, phénoménologue, note ainsi que « la politisation augmente sur fond de climat protestataire ». Et de fait, le discours courant est prompt à faire des « hommes » politiques, pourtant démocratiquement élus, le mal des maux disant ainsi haut et fort la mise en cause du système politique occidental instauré depuis 1945.

Non, l’ordre symbolique n’est décidément plus ce qu’il était et nos contemporains sont de plus en plus nombreux à considérer que « la corruption » et « l’argent comme valeur morale » sont responsable de la ruine à laquelle nous courons. Si la politique du spectacle est bien une réalité, dénoncée comme telle depuis les années 60, elle est aujourd’hui intolérable.Un jeune indigné se dit ainsi attiré par « l’horizontalité » du mouvement protestataire, qui permet que l’on discute d’abord des idées et « non des personnes qui les portent ». Comme si les idées pouvaient être aussi désincarnées que les « actions » qui s’échangent sur les marchés financiers. Comme si « les corps » des parlêtres empêchaient qu’on se concentre sur les remèdes dont l’époque a besoin. Comme si encore, à l’excès de jouissance-une, répondait, en politique aussi, la revendication d’un retrait du corps, de la jouissance dont il est le siège et de l’image qui l’habille. Et puisque les hommes politiques suscitent aujourd’hui la défiance et évoquent l’impuissance, les « indignés » rappellent leur légitimité de fait (sinon de droit) à représenter les aspirations du peuple : « nous sommes les 99% », clament-ils, sous-entendant qu’ils font front commun contre les 1% de la population mondiale qui se partagent la moitié des richesses de la planète.

« Et construire un autre monde », enfin. En guise d’« autre monde », les indignés semblent vouloir retourner au monde d’hier, celui du plein emploi et du Welfare State : le monde d’hier, mais teinté d’écologie, de partage, de parler vrai… Les indignés espagnols disaient très bien leurs aspirations : « si vous nous empêchez de rêver, nous vous empêcherons de dormir ». Et certains hommes politiques ont parfaitement intégré le message, comme le faisait valoir Jacques-Alain Miller dans un récent article du Point.

La crise désarçonne matériellement les Occidentaux et remet en cause les fondements mêmes de la démocratie puisque les hommes et femmes politiques élues ne représentent plus (ou mal) le peuple qui les a portés au pouvoir. Devant la crise financière, les peuples exigent la tête de leur dirigeant (les Grecs ont eu celle de Papandréou, les Italiens qui ont longtemps réclamé celle de Berlusconi viennent de l’obtenir, les Espagnols…). Et si, ni le fatalisme ni le pessimisme ne sont de mise – étant entendu que l’un comme l’autre inhibent concrètement tant la pensée que l’action – l’optimisme béat qu’incarne le duo Edgar Morin/Stéphane Hessel dans leur désormais célèbre Chemin de l’espérance (paru l’an passé), pourrait nous faire craindre le pire. Variante du rêve comme solution au cauchemar dont la crise nous enveloppe depuis trois ans, l’espérance, cette vertu théologale qui fait de l’attente de Dieu et de sa grâce le centre de l’existence humaine, pourrait nous permettre de passer la crise selon nos deux intellectuels (on les croit tels en haut-lieu, et ils ont les faveurs d’un public étendu). Lacan considérait l’espoir comme une chose futile, et parlait de l’espérance en ces termes : « Sachez seulement que j’ai vu plusieurs fois l’espérance […] mener les gens que j’estimais autant que je vous estime, au suicide tout simplement » (Télévision). Se pourrait-il que l’indignation et son corrélat, l’espérance qui la recouvre, soient une menace plus sérieuse que l’on ne pourrait le croire d’abord ? Difficile de ne pas se souvenir que la crise de 29 n’a pas attendu dix ans pour accoucher de la Seconde Guerre mondiale. Les clients du rêve nourrissent le cauchemar, l’appellent. Quand au réveil qui suit le vrai cauchemar, Lacan en faisant le signe d’une volonté du rêveur de continuer à dormir tranquille. Prenons donc les indignés au sérieux et empêchons-les de rêver pour qu’ils nous empêchent de dormir.

Publié dans le N°84 de Lacan Quotidien

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