« Cherche le syllabaire du chaos » Par Hervé Castanet

Sur Jean Todrani

« Lacan a désigné ce dont il s’agit dans une analyse par le terme d’épopée. Faire de sa vie, à la narrer, une épopée, cela consiste à faire un effort de poésie. La vie quotidienne de chacun peut être saisie, magnifiée, sublimée, par la poésie. Elle peut ne pas être considérée telle quelle, de façon réaliste, c’est-à-dire écrasée sur ce qu’elle est, mais au contraire être nimbée d’une aura que lui donne ce qu’on s’efforce à produire comme sens, et qui, par là, la dépasse. »

Jacques-Alain Miller, Cours du 26 mars 2003.

 

Une question simple, banale, s’impose avec le sceau de l’évidence : qu’est-ce que notre monde ? Qu’est-ce qui, dans le monde, fait qu’il devient notre monde ? Le je serait mieux approprié : qu’est-ce qui fait que ce monde est le mien et pas celui d’un autre ? La tautologie y prend ses aises : ce monde est le mien parce que j’y suis. Ce monde est mon monde et mon monde est ce monde qui est mien. Le tour semble joué : le cercle y trouve ses droits. Le philosophe classique pourra y ajouter les représentations ou la conscience ou… L’effet est identique : mon monde est une totalité, une unité pleine où même ce qui s’y dérobe est rattrapé (mon monde est vide, il lui manque ceci ou cela, ou elle, ou lui, ou…). Il y a une réflexivité de la conscience sur elle-même que les métaphores des jeux de miroirs, par exemple, illustrent à l’infini. Une opération est nécessaire : l’appropriation. Même le plus démuni fait cette épreuve qui crée une propriété. Mon monde est ma propriété inaliénable. Mon monde est donc mon monde parce que justement il m’appartient. M’a-t-il toujours appartenu ? Pas sûr, mais, aujourd’hui, dans le hic et nunc, il est à moi parce que je me le suis approprié. Voilà la formule choc : j’en suis propriétaire (le propriétaire). Ce monde-là, nous le connaissons tous. C’est celui qui est le nôtre, dans lequel nous vivons, aimons, désirons. Nous y mourrons aussi. Il nous semble ordonné par le continu. Règne la trilogie identité/propriété/continuité.

L’expérience de la psychanalyse détruit cette pastorale et démontre, sans parade possible, que notre monde justement n’est pas continuité mais discontinuité ; entre une cause et son (ou ses) effet(s), il y a ce qui cloche (J. Lacan). La narration discursive (qu’elle soit littéraire ou qu’elle déplie le récit historique voire le discours rationnel) annule cette discontinuité et produit la successivité où instant après instant, une temporalité progressive (= la durée) s’ordonne fondant mon monde. Cette discontinuité, comment le sujet en fait-il l’épreuve ? Là où la béance se produit. Lacan (1964) : « […] la discontinuité, dans laquelle, quelque chose se manifeste comme une vacillation. Or, si cette discontinuité a ce caractère absolu, inaugural […] devons-nous la placer […] sur le fond d’une totalité ? Est-ce que le un est antérieur à la discontinuité ? […] mirage […] le un qui est introduit […], c’est le un de la fente, du trait, de la rupture. »

Studio du poète Jean Todrani* apporte sa contribution à cette épreuve de la discontinuité. Certes il y a la continuité évidente – c’est-à-dire ce monde qui, bout à bout, prend forme (ce monde matériel, mais aussi le corps désiré, le désir qui le nimbe, l’affect qui s’y déploie, etc.). Ainsi à la page 62 : « La marque entre les seins, les poignets bleuis par les bracelets, gueule indigo dans les rues, Éros dans son territoire de chasse. » Le corps de l’aimée, découpé en fragments, par le désir de l’amant, prend corps– il s’érotise, sort de l’anonymat, de l’indifférence des chairs. Il devient ce corps et le monde au-dehors en sort transformé : les rues deviennent territoire de chasse. Est-ce ce corps qui devient chasseur ou devient-il proie dans ce monde dont il est l’objet ? Peu importe la réponse. Oublions l’explication psychologique (toujours illusoire car elle méconnaît le un (= béance) de la fente). L’essentiel est là : une continuité émerge dont le fil du désir, pris dans Éros, fournit l’armature. La page 63, plus longue, déplie ce glissement métonymique où le désir est causé par cet objet (objet a) qui le regarde. Est-ce tout ? Si c’était le cas, malgré ce que le critique nommera les qualités formelles du texte, demeurait une psychologie de l’amour et du désir construite sur un fond d’unité perdue (ah ! la mort – voir page 62 – qui troue, malgré tout, l’idylle du corps désiré. Ah ! le beau avec sa vanité : organes, cimetière, poison, cuisses ligotées, etc.). Est-ce tout, donc ? Non. La preuve ? Page 64, le poète refuse de se contenter de « ça » – soit de cette illusion (« juste reflet de ses fictions ») – et s’affronte à ce qui ne peut se comprendre (« ce qu’il ne pourra jamais comprendre »). Qu’y aurait-il à comprendre ? La réponse est autre : « Cherche le syllabaire du chaos (facile bouche disjointe dans les courants de l’écriture insonore). » C’est ce silence, lié à l’écriture, qui a tout son poids. Dans la logique continue, le silence est déjà là. On peut se le représenter avec une phrase du type : un cri se marque sur un fond de silence. Il y aurait antérieurement le silence, puis un cri le déchirerait. Chacun, à lire, cette chronologie, est dans son monde. Il y croit : il n’y a pas de bruit (= rien) puis un cri (= quelque chose). Est-ce un cri de douleur, de mort, de surprise, tiré d’un cauchemar, un cri de jouissance (point exquis), un cri de plaisir arraché au fond du corps désiré, un cri… ? Chacun pourra y aller de sa fiction privée soutenue, en des phrases jouies, par son fantasme. Le cri, comme une marque noire, apparue sur une plage au sable si blanc, si lisse, est réduit à un ex nihilo. Il surgit, envahit un monde préalablement vide. Cette fiction, ici réduite à sa trame la plus naïve voire la plus idiote, fonde une continuité. Entre ce cri et mon monde, un possible se crée. Je comprends, j’interprète ce cri. Cette fiction peut être sophistiquée, intelligente, brillante ou franchement dérisoire. Il n’en demeure pas moins qu’elle est, dans son assertion, illusoire et fausse. C’est le cri, au contraire, qui fait surgir le silence – le fonde, le crée, le réalise comme un insupportable sans cri, sans bruit, sans mot. Oui, le cri fait advenir le silence insonore. Jean Todrani ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit : « Ici quelques oiseaux familiers entretiennent quotidiennement le silence. » Oui, ce sont les cris des oiseaux, si énigmatiques, si terrifiants (« Se prend à aimer la théorie des vautours. »), si doux – c’est selon –, qui produisent et maintiennent le silence ou mieux l’insonorent. C’est le sonore qui fait l’insonore et non l’inverse. L’insonore est un des noms de la béance, de la rupture, que le cri, même peu articulé, fait ex nihilo (cela est déterminant – pas de gradation justement) advenir comme tel. Comment Lacan le dit-il ? « Où est le fond ? Est-ce l’absence ? Non pas. La rupture, la fente, le trait de l’ouverture fait surgir l’absence – comme le cri non pas se profile sur fond de silence, mais au contraire le fait surgir comme silence. »

C’est en ce point de l’insonore que J. Todrani loge l’écriture. Écriture se décline en deux versions. Il y a l’écriture, qui dans l’évidence du texte écrit ou du poème dit (ou chanté ou crié ou hurlé ou…), s’étale dans le temps (= la durée) et l’espace (typo et topographique). L’évidence dira ce qui est : J. Todrani écrit et ce qui s’écrit peut être lu et commenté. Mais il y a une autre écriture ou mieux une écriture autre que personne ne voit, ne lit, ni n’entend – l’écriture insonore. Établissons une causalité entre les deux – là est la discontinuité, le non-symétrique. C’est à partir de l’écriture insonore mise en position de cause (Lacan : Il n’y a de cause que de ce qui cloche !) que l’écriture effective, devenue poésie ou prose littéraire, peut se produire, s’incarner en mots (non sans le corps du poète impliqué). Mais, retour, il faut l’écriture effective incarnée – dans son exercice, dans son épreuve – pour que cette cause se dégage comme telle. Le mot recouvre la cause qui l’a impliqué comme mot (soit : réponse).

Voilà où porte Studio : que l’écriture protège du réel (de la cause, de la discontinuité) et que tout à la fois c’est ce réel qui supporte la possibilité de l’écriture – de son choix (forcé). Écrire l’écriture insonore. Voilà où Studio amène – admirablement – à savoir que contrairement à l’adage populaire, justement au réel chacun est tenu – qu’à l’impossible (nom du réel) justement chacun est absolument tenu. Cela J. Todrani l’écrit à défaut peut-être de savoir le dire.

*Jean Todrani, Studio, Saint-Julien-du-Sault, collection Gramma, éditions F.P. Lobies, 1982

 Jean Todrani, né en 1922, mort en 2006, fut poète, traducteur (de l’italien, du portugais), critique littéraire particulièrement attaché à l’« extrême contemporain » et animateur de revues. Son œuvre abondante (vingt-quatre livres publiés) demeura toujours un peu secrète. Ce poète exerça pendant longtemps la profession de chirurgien-dentiste à Marseille.

Publié dans le N°91 de Lacan Quotidien

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