Rendez-vous avec l’Histoirepar Agnès Aflalo

La guerre sans l’aimer de BHL

Tu peux savoir 

Qui ne s’est un jour posé la question de savoir ce qu’il aurait fait s’il avait été là au moment crucial de la montée du fascisme en Europe, puis de la Deuxième Guerre mondiale ? Regarder ailleurs ou décider de faire face à l’événement sans détourner le regard ? S’abriter derrière l’ignorance ou consentir à savoir pour en tirer les justes conséquences ? À cette question qui peut nous hanter, Bernard-Henri Lévy a décidé de répondre par un engagement ininterrompu qui se laisse interpréter ainsi : “tu peux savoir, si tu le désires“. Une fois décidée que la démocratie est la cause à défendre, la philosophie est élevée à la dignité d’une politique responsable : faire sa place au réel et ne pas laisser le dernier mot à la fatalité. C’est ce qui a rendu possible l’Événement libyen. Pour la première fois, en effet, le droit d’ingérence n’est plus une utopie, mais une réalisation concrète. Il a commencé à Benghazi.

Benghazi ou le désir en acte

Si BHL peut dire de son engagement en Libye  que c’est l’Événement, le rendez-vous majeur de sa vie intellectuelle et politique, c’est que pour la première fois, il vit une victoire en marche. En effet, ses actes ont eu pour conséquence d’éviter le massacre annoncé du peuple libyen à Benghazi d’abord, et bien au-delà ensuite.

Comme tous les choix qui comptent, ce dernier engagement de BHL est celui d’un choix forcé : « l’ordre ancien des choses ne laissait pas le choix… Kadhafi et sa clique enfermaient le peuple libyen dans la seule alternative de la dictature et du djihadisme. »

Le déclic, c’est la scène de chasse en Libye, le 21 février 2011. À l’aéroport du Caire – où il venait de vivre quelques jours au cœur de la révolution égyptienne, il voit, tout à coup, sur un écran de télévision, des images de Libye où des avions mitraillent la foule sans défense. On parlera de 600 à 2000 morts. La mort administrée en masse ne le laisse plus en paix. C’est la cause de son premier acte : décider de savoir ce qui se passe en Libye.

Les images du massacre font surgir le souvenir du premier engagement et d’autres avions. Trente ans plus tôt, BHL a répondu à l’appel de Malraux d’aller se battre pour les Bengalis et empêcher la première tentative de génocide après Auschwitz. On sait aussi qu’un ami du père l’a aidé à joindre Malraux en passant par son compagnon de l’escadrille Espana.

Après l’instant de voir, le retour d’un souvenir le divise et marque le moment de conclure. Un matin, au réveil, une phrase s’impose à lui « Nous n’avons pas attendu Bernard-Henri Lévy pour inventer le Testament de Dieu ». Le nom de celui qui l’a prononcée revient encore nimbé des voiles du refoulement qui suscitent le doute. Puis, la vérité s’impose, c’est bien un jeune bédouin sous la tente, Kadhafi, devenu guide de la Révolution libyenne, qui l’a dite. La phrase est alors corrigée : « On n’a pas attendu Bernard-Henri Lévy pour inventer le monothéisme ». Le malaise suscité doit trop à la colère pour provoquer directement l’humour. BHL en prend acte et décide alors de partir en Libye. Après l’instant de la mort sans comprendre, c’est le moment de la guerre sans l’aimer. Le temps pour comprendre commence ensuite, lorsque BHL décide d’extraire du savoir de ce qui l’affecte pour lui-même et pour quelques autres. Un désir décidé, mais pas sans une éthique de la responsabilité.

Dieu est inconscient et Lacan pessimiste

Qu’a-t-il donc saisi en cet instant sinon ce qui le fait douter et qui le divise ? Depuis toujours, l’insondable décision de l’être l’a conduit à endosser l’habit du citoyen responsable, fils du XXe siècle. La critique malveillante n’y changera rien. L’élégance n’est pas marque d’un vêtement, elle est celle du courage de l’acte. Le retour du même vêtement sobre ne s’oppose pas seulement à celui plus frivole et changeant des femmes. Il abrite aussi la splendeur d’une position et la charge d’un tourment. C’est parce qu’il se fait reconnaître comme le messager de l’ange de l’Histoire que le vêtement fait rayonner sa présence. Mais c’est aussi cet habit endossé qui assure le retour du même, et le contraint à être toujours en mouvement, partout excepté dans le désert. Le désert est le lieu de l’exception, car c’est là seulement que cesse enfin « le démon de faire ». Là seulement, il éprouve la satisfaction de l’ivresse. Tel le héros tragique s’avançant au-devant de la mort, le désert lui assurerait, comme à chacun de ceux qui y succombent, la momification épargnant la dégradation du cadavre, autre figure du cadavre à la renverse.

Le vertige saisissant ceux qui font la guerre sans l’aimer n’atteint que la première mort. Avec l’exaltation du désert, la seconde mort serait enfin atteinte. N’est-ce pas le désert qui marque le destin tragique d’hommes admirés et qui le fascinent, comme le grand-père aimé, ou le philosophe engagé, André Zirnheld, dont son père lui a parlé très tôt ? Et comment se défaire du destin qui fait que « nous ne savons être nous-mêmes qu’en étant l’ombre de nos Pères ? ». Pour BHL, la solution se trouve dans l’action d’un scénario qui lui fait destin.

Pour interroger ce nœud qui enserre Dieu, BHL saisit la main de Lévinas. Pourtant, les rêves et autres « rendez-vous mystérieux de la mémoire » s’imposent à lui avec l’idée que Dieu est inconscient. La vérité de ce réel, ainsi formulé par Lacan, s’impose à lui tout en le faisant douter. Comment en effet penser la démocratie sans interroger le maître divin et ses prescriptions de libido ? Conjuguer Dieu et la démocratie passe donc par la question posée sur les monothéismes. Le doute méthodique le fait alors envisager deux solutions pessimiste et optimiste. Le pessimiste, le lacanien en lui sait, en effet, que la révolution revient toujours à son point de départ. Mais l’incurable de l’espoir veut croire au désir de démocratie chez chaque humain parce qu’il a le pouvoir de remettre l’histoire en marche. Si l’on accepte l’idée que le désir est lui aussi lacanien, alors on saisit l’usage qu’un intellectuel pourrait faire du doute : l’alibi d’une lâcheté paralysante, et qui sermonne l’autre d’autant plus qu’elle se ligote dans le savoir stérile qui chasse le réel. Pour BHL, au contraire, c’est le tremplin qui le propulse au-devant d’un destin de combattant qui n’a rien d’ancien. Le pari sur le désir ne fait-il pas de lui un intellectuel lacanien ?

La rencontre de l’homme de plume et de l’homme de pouvoir

Vaincre la tyrannie nécessite une note additive à la Servitude volontaire. Aussi, BHL y contribue-t-il en démasquant ce qu’il nomme si bien « le ridicule du tyran ». Une fois admis que c’est le comique grotesque qui l’a vaincu, le semblant est traversé et le tyran apparaît pour ce qu’il est : un humain aussi pitoyable que le père Ubu.

La série des engagements construit un scénario dont BHL dégage les différents moments. Il cherche d’abord à rencontrer celui que la situation de l’insurrection a transformé en « la personne la plus importante de la terre ». Puis, et alors même qu’il est sur ses gardes, il se fait surprendre et se trompe. Un trait permet alors d’identifier le chef : le regard de solitude de celui qui affronte la tyrannie à mains nues. Il doit alors se faire reconnaître de lui comme le messager qui lui manque et parier qu’il saura inventer les mots qui font mouche. Cette fois encore, ce sera de la répétition du Ghetto de Varsovie que l’Occident n’allait pas laisser tomber une deuxième fois. Avec son offre, il réussit à créer la demande de Mustafa Abdeljalil de faire reconnaître par la France le Conseil National de transition formé le jour même. Pour réussir l’exploit d’empêcher le massacre annoncé, il doit donc se faire reconnaître d’un autre maître, mais cette fois-ci détenteur du pouvoir.

Il décide donc d’appeler le président de la République. Les maux de têtes qui le saisissent à ce moment-là signalent la tension qui s’empare aussi de son corps sans pour autant érotiser le temps qui s’éternise et retarde le moment de l’acte. Les deux hommes se connaissent sans doute, mais ils ne sont pas du même bord politique. Pourtant BHL parie encore sur le désir de bien dire pour se faire entendre. Et ces mots : « le sang éclaboussera le drapeau français », qui le surprennent lui-même, font résonner la cause juste.

Il faut rendre justiceà l’écrivain de savoir restituer avec précision la prudente hardiesse de l’homme de pouvoir qui se fait le destinataire de ce message. Lui aussi, il décide immédiatement que la démocratie est la cause à défendre et qu’il ne sera pas le président qui laissera mourir le peuple libyen. Quelles que soient les critiques que l’on pourrait formuler à l’égard de ce président, il faudra aussi reconnaître le courage de cette décision prise et assumée jusqu’à ses ultimes conséquences. Un homme politique digne de ce nom n’est-il pas celui qui ne recule pas à prendre les décisions en s’en faisant responsable ?

Retour sur le père : une femme au-delà de la guerre

L’Événement libyen vient faire exception dans la série des engagements précédents. L’histoire commencée sur un petit camion de livreur de légumes, continue avec un téléphone à moitié détraqué et se termine par l’histoire du drapeau. Chaque page est l’occasion de dire la force d’un désir décidé et ce qu’il peut accomplir lorsqu’il ne succombe pas à la monstrueuse capture du Dieu obscur. Au contraire de sa sœur, il n’est pas question de conversion pour BHL. Il a plutôt décidé de passer une vie au service de la démocratie pour qu’elle puisse vaincre partout la guerre y compris au Moyen-Orient.

Le dernier voyage en Libye est l’occasion d’extraire un bout de savoir nouveau.  Il sait désormais qu’il marche sur les traces d’un père héroïque. N’est-ce pas parce qu’il avait lui aussi la force de ne vouloir plaire à personne qu’il échappe à l’horreur de la servilité ordinaire et pourvoyeuse de massacres extraordinaires ? Mais la force de BHL, n’est-ce pas de démontrer en acte que cette mort de masse produite par la science et le capitalisme n’est pas inéluctable, qu’elle ne survient pas lorsque le pouvoir assume d’occuper la  fonction politique?

La première leçon de La guerre sans l’aimer, c’est qu’il est possible de réinventer une politique responsable à la condition de faire sa place au désir. La création de la démocratie doit donc aussi prendre en compte l’érotisation du temps logique de chaque peuple. La deuxième leçon que l’on peut retenir de l’Événement, c’est le choix du destin de l’homme de désir. BHL consent aussi à savoir qu’au-delà du premier engagement dans la deuxième guerre, son père en avait pris un autre : épouser la femme désirée s’il en revenait. N’est-ce pas ce qui l’a fait revenir vivant parce que c’est-là déjà la guerre sans l’aimer ? D’une femme à la guerre et retour, la boucle du désir se referme. Entre temps, la démocratie l’emporte. Il est exceptionnel qu’un intellectuel décide de se faire ami du réel. C’est sans doute ce qui rapproche BHL de Lacan. Ce livre raconte une leçon de responsabilité. Elle mérite donc d’être élevée au paradigme et transmise au plus grand nombre.

Publié dans le N°95 de Lacan Quotidien

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