Et parcourir les Belles Heures

Pascal Torres, conservateur au Musée du Louvre, membre de la Real Academia de Bellas Artes de San Luis (Saragosse, Espagne) a bien voulu répondre aux quatre questions que lui a posée Nathalie Georges-Lambrichs pour Lacan Quotidien.

 

LQ — Vous avez contribué à l’édition des Belles Heures du duc de Berry, actuellement exposées au Louvre (5 avril-25 juin 2012). Précédées de textes extraordinairement érudits, ces enluminures fastueuses suspendraient presque la pensée et le jugement, à force de beauté. Comment ce projet est-il né ?

 

Pascal Torres — Vous évoquez deux projets, deux réalisations. La première est éditoriale, l’autre est une exposition. L’une est liée à l’autre ; cependant la première est pérenne, la seconde, éphémère. Tout cela remonte à quelques années : les Cloisters (département médiéval du Metropolitan Museum de New York) ont entrepris une restauration de l’un des plus précieux manuscrits français du tout début du XVème siècle, Les Belles Heures du duc de Berry. La reliure était en souffrance, et nos collègues new-yorkais prirent la sage décision de démonter l’ensemble du manuscrit pour restaurer chacun des « bifolios » qui le composent. Le livre devait être remonté à la fin de ce très lent processus de restauration. Le Metropolitan Museum présenta l’ensemble des feuillets restaurés à New York, exposition qui fut reprise partiellement par le John Paul Getty Museum de Los Angeles.

L’idée de présenter le chef-d’œuvre des frères Limbourg au Louvre est née dans l’urgence du remontage programmé de l’ouvrage. Nos collègues du Metropolitan ont d’emblée accepté de présenter à Paris, ville de naissance des Belles Heures, et qui plus est au Louvre – où le roi Charles V avait logé sa « Librairie royale » – l’ensemble des feuillets que nous solliciterions. Choix difficile cependant car il n’était guère envisageable de présenter toutes les miniatures, toutes les pages enluminées de l’ouvrage. Je m’explique : pour des raisons de fragilité, le transport, de New York à Paris, des œuvres dans des cadres laissant apparaître tant le recto que le verso des bifolios était impossible. C’est là que j’ai défini la double nécessité de publier l’intégralité des 172 miniatures composant les Belles Heures du duc de Berry et de présenter de la façon la plus complète possible l’ensemble des sept cycles historiés, inventions révolutionnaires de l’esthétique des Limbourg, qui composent le manuscrit dans les salles de l’exposition du Louvre. Mais présenter un manuscrit démonté présente une complexité relative : l’ordre narratif (de la page 1 à la page n par exemple) n’est pas restituable aisément puisqu’un bifolio détaché d’un cahier présentera toujours deux rectos et deux versos d’un livre sans aucunement suivre l’ordre numérique croissant des pages (exceptés pour les rares bifolios centraux des cahiers respectifs). En somme, la naturelle contradiction (la lecture improbable) résultant de la présentation d’une seule face de chaque bifolio devait être compensée par la publication intégrale des cycles historiés. On est ici très proche des déraisons borgésiennes, des divagations numériques…

C’est curieux, mais la propre caractéristique du manuscrit semblait en interdire son exposition.  Il demeure que les enluminures des frères Limbourg soient à considérer comme le chef-d’œuvre de la peinture française du tout premier XVème siècle. Les images, considérées comme « peintures de chevalet » (finalement c’est ce qui se produit la plupart du temps dans nos pinacothèques !) livreraient tout de même quelque miette de leur sens, leur propre épiphanie de la beauté. Il fallait donc échapper au contresens, produire du sens qui se rapprocherait le plus possible de la réalité des œuvres. Or, nous parlons de l’an 1400. Evidemment, une introduction devenait nécessaire, car si je veux bien considérer que l’œuvre parle par soi, il n’est tout de même pas aisé d’entrer de plain-pied dans la civilisation parisienne du règne de Charles VI sans se livrer à un effort – un combat ? – particulier.

 

LQ — Quant au concept de “belles heures”, il éveillerait plutôt la nostalgie… Je suppose, néanmoins, que votre intention est autre que de fasciner votre public…. Quelles sont vos intentions secrètes, au-delà de “la pure délectation” que les regarder produit immanquablement ?

 

Pascal Torres — L’intention est de montrer, en donnant à saisir le sens de la création des frères Limbourg, une œuvre méconnue car difficilement accessible, mais qui en soi serait comparable à deux chefs-d’œuvre juxtaposés, antérieurs de cent ans aux Belles Heures : c’est comme si vous exposiez dans un même espace les chapelles inférieures et supérieures d’Assise et la Chapelle des Scrovegni de Padoue. Le degré d’invention, de dilution des contraintes iconographiques, de souplesse dans la représentation du réel, de l’abstraction des structures « grammaticales » du langage pictural des Limbourg est absolument comparable, à mon sens, à l’éclosion de la peinture moderne dont Cimabue d’abord, puis son suiveur Giotto ont défini l’essentiel de la grammaire en l’espace de quelques décennies. Alors oui, il y a indubitablement là une fascination qui dépasse toute mesure lorsque l’on regarde les feuilles des Limbourg. Mais cette fascination, pour être hautement contagieuse, n’est pas une justification essentielle à l’exposition. Mais puisque vous faites un jeu de mots bien naturel sur la notion de Belles Heures, je vais m’en servir pour tenter une approximation à l’intention de l’exposition du Louvre. Ce titre fut très tôt donné au manuscrit – ce qui est riche d’enseignement. Il faut se replacer néanmoins au cœur des splendeurs de la cour des Valois pour en saisir pleinement le sens. Jean de France duc de Berry (1340 – 1416), commanditaire du manuscrit, était le fils du roi Jean II dit Le Bon (1319-1364). Il était frère du roi Charles V Le Sage (1338-1380), frère de Louis Ier duc d’Anjou (1339-1384), frère du duc de Bourgogne Philippe le Hardi (1342-1404). Nous parlons là des principaux mécènes du gothique parisien… Et c’est dans cette cour si raffinée que les livres d’Heures, livres appartenant à la dévotion privée, vont connaître un essor inédit. L’accent mis sur la nature individuelle de la piété a conduit à cette mode du livre de dévotion privée, et vers l’an 1400, il existe davantage de manuscrits de luxe enluminés auprès des milieux laïcs que des milieux ecclésiastiques. La première mention historique des Belles Heures se trouve dans le quatrième inventaire des biens de Jean de France rédigé par Robinet d’Estampes vers 1408, en tout cas avant le 9 juillet 1409. La mention de l’inventaire paraît sous le n° 960 : « item, unes belles Heures, très bien et richement historiées ; et au commencement est le Kalendrier, bien richement escript et historiés ; et après est historiée la Vie et Passion de Saincte Katherine ; et ensuivant sont escriptes les quatre évangiles et deux oroisons de Nostre Dame ; et après commancent les Heures de Nostre Dame, et s’ensuivent plusieurs autres heures et oroisons ; et au commancement su second feuillet des dictes Heures de Nostre Dame a escript :audieritis ; couvertes de veluiau vermeil, à deux fermouers d’or, esquielx sont les armes de Monseigneur de haulte taille ; et par dessus lesdictes heures a une chemise de veluiau vermeil, doublé de satin rouge ; lesquelles heures Monseigneurs a fait faire par ses ouvriers ». Une si longue description dans un inventaire témoigne de l’admiration, de la magie, suscitée par un tel manuscrit, initié en 1405 et achevé en 1409. En fait, il s’agit du seul manuscrit entièrement autographe réalisé par les frères Limbourg. C’est absolument exceptionnel. De surcroît, les années dont nous parlons (ce qu’attestent avant tout les Belles Heures) sont les années d’élaboration du style novateur des Limbourg. En lisant les Belles Heures, nous assistons à la naissance de leur art, depuis le dépassement de la Bible moralisée de Philippe le Hardi, jusqu’à l’éclosion irréfutable de génie des Très Riches Heures de Jean de France. Par la force des choses, les suivre éduque le regard, ouvre un parcours pédagogique vers la profonde métamorphose que connaît la représentation peinte au cours de la première décennie du XVème siècle. C’est toute une vision du monde qui apparaît. Ce manuscrit expose l’épiphanie de notre civilisation, celle de l’image et du mouvement. C’est peut-être cela l’intention la plus secrète : révéler au regard du public ce que nous a légué le gothique parisien du premier XVème siècle. C’est pour cela aussi que la médaille d’Héraclius, exceptionnellement prêtée par la Bibliothèque Nationale de France trouve ici sa place. Elle représente l’Empereur Manuel II Paléologue. C’est un portrait, c’est aussi une présence de la perfection de l’art des joailliers parisiens de la fin du XIVème siècle : Manuel II paléologue se trouvait à Paris de 1400 à 1402 pour lever des fonds destinés à lever une croisade contre le Turc. Vous voyez : tout y est, Paris financier, Paris de l’art courtois, centre et nombril des royaumes chrétiens d’Occident où s’exprima l’art subtil et fondateur des Limbourg…

LQ — Il ne faut en tout cas pas confondre les Belles Heures avec les Très Riches Heures conservées à Chantilly, dues au génie des mêmes frères, Herman, Paul et Jean Limbourg.

 

Pascal Torres — Effectivement. Les Très Riches Heures du duc de Berry, acquises par le duc d’Aumale en 1856 et conservées au Musée Condé à Chantilly ont illustré tous nos livres d’histoire. (Il est amusant d’ailleurs de rappeler que l’un des emplois les plus fréquents de ces livres d’Heures était l’apprentissage de la lecture par les enfants des patriciens). Mais les Très Riches Heures, vraisemblablement commencées vers 1411 ou 1412, pour être l’achèvement de l’art des Limbourg, ne constituent pas un manuscrit entièrement autographe. Le manuscrit fut achevé par Jean Colombe, après le décès simultané des Limbourg en 1416, sans doute à cause de la peste. Il n’empêche : le sommet que la créativité artistique des frères Limbourg atteint dans le manuscrit des Très Riches Heures demeure sans équivalent. Si le duc d’Aumale, grand collectionneur rival du baron Edmond de Rothschild au XIXème siècle avait acquis les Très Riches Heures, Edmond de Rothschild fit l’acquisition des Belles Heures entre 1880 et 1884. Le Manuscrit fit partie des chefs-d’œuvre qui ne furent pas donnés par ses enfants au Musée du Louvre lors de l’extraordinaire donation (constituée par plus de 100.000 œuvres graphiques) de la collection du baron Edmond de Rothschild le 28 décembre 1935. Les Belles Heures demeurèrent la propriété du baron Maurice de Rothschild, fils d’Edmond, qui quitta Paris pour Montréal en juillet 1940, aux premiers jours du Régime de Vichy – lequel autorisa le vol des Belles Heures comme un corollaire de sa politique de spoliation des biens juifs. C’est en Allemagne que les alliés retrouvèrent les Belles Heures et d’autres manuscrits tout aussi précieux appartenant aux Rothschild qui avaient, après la Libération, définitivement quitté la France pour s’installer à Genève, au château de Pregny. Maurice de Rothschild vendit en 1954 au Metropolitan le manuscrit, en même temps que les Petites Heures de Jeanne d’Evreux, et offrit en 1956 à la Bibliothèque Nationale de France le très précieux manuscrit des Très Belles Heures de Notre Dame, œuvre partielle des Limbourg.

 

LQ — Voulez-vous nous guider un peu pour faire cette visite et nous éveiller à la signification de ces œuvres splendides ?

Pascal Torres — Je proposerais au visiteur de l’exposition de la parcourir en ayant présent à l’esprit que les fragments que nous exposons (je parle ici tant des livres d’Heures, que des Ivoires, du Parement de Narbonne, des sculptures de Mehun-sur-Yèvre ou du tombeau de Philippe Le Hardi…) comptent parmi les plus insignes témoignages de l’art français de la fin du XIVème et du début du XVème siècle. Je recommanderais au public de ne pas oublier qu’il s’agit autant de visiter une exposition que de lire un livre. Et l’exposition des Belles Heures, contemporaine de l’exposition que j’ai consacrée à Jean-Philippe Toussaint sous le titre LIVRE/LOUVRE, participe d’un vaste hommage au Livre que rend actuellement la Collection Edmond de Rothschild au moyen de pièces majeures appartenant ou ayant appartenu à ses fonds. Et parce que je nourris sans doute un profond amour et une admiration sans faille pour Jorge Luis Borges (qui fut, ne l’oublions pas, le conservateur de la Bibliothèque de Buenos Aires), je supposerai que parcourir les Belles Heures,  sur un mode fragmentaire, c’est aussi rendre une forme d’hommage à Borges : tel le Livre de Sable, dans chacun de ses creux, le manuscrit aujourd’hui démonté des Belles Heures ouvre un monde, celé au regard… Le revers de la page ? les bifolios non exposés? Tout fait sens. Si l’exposition du Metropolitan noyait le regard dans la profusion ordonnée des parchemins, dans la globalité de la monstration, l’exposition du Louvre – c’est à cela que peut être humblement réduite mon intervention – met en avant la béance comme un fait de civilisation – la nôtre –  et cherche à dévoiler dans le trop plein de nos musées, une sorte de mélancolie du fragment.

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