De l’amour considéré comme une bombe – ou – Un terroriste au 17ème
De l’amour considéré comme une bombe
Ou
Un terroriste au 17ème
Marie-Hélène Brousse
Surena de Corneille au théâtre des Abbesses mis en scène par Brigitte Jacques Wajman : je sais, c’est une reprise : donc on en a parlé et on a écrit, déjà. Mais si vous ne l’avez pas vu, vous avez une semaine, et avec de la chance, je vous la souhaite, vous pouvez y parvenir.
C’est une histoire d’amour entre un homme et une femme, un général et une princesse, un héros populaire et une femme au désir dont c’est peu dire qu’il est décidé. Ils sont au delà du conflit qui fait célèbre Corneille dans les topos des manuels de littérature, sous la forme de l’adjectif : « conflit cornélien ». Surena, le degré zéro du conflit : entre devoir et désir, entre Eros et Thanatos.
Car Thanatos règne en maître absolu dans les cœurs et sur la scène politique, sous trois modes : la jalousie, la haine et le masochisme. Surena est l’objet de la jalousie de l’amour comme de celle du pouvoir. Il parle de cette position d’objet et se prête avec une constance sans faille à l’amour de la dame comme à la haine du roi, qu’en toute logique historique, chez Shakespeare par exemple, il aurait du détrôner pour prendre une place qui revenait à son mérite et à sa gloire. Il le sait et le dit. Avec une habileté parfaite, il met la dame et le roi au service de sa jouissance masochiste. Chacun joue sa partition sans mollir. Et tout est bien qui finit bien : les amants meurent, les rois assassinent. Au passage meurent aussi, dégâts collatéraux, la sœur et la servante.
Les vertus cornéliennes se montrent pour ce qu’elles sont : l’honneur, la fermeté d’âme, le courage, l’amour même, tels de vains oripeaux déchirés, ne cachent plus le maître qu’ils servent : la pulsion de mort. Des dialogues entiers montrent l’autre visage de ces vertus tant célébrées : arguties sans fin et mensonges pesants, auxquels ni ceux qui les disent ni ceux qui les entendent, ne croient plus. Ca sent la mort, elle plane, dès la première scène et reste le bien ultime, recours inquestionné, celui auquel on aspire sans même s’en cacher vraiment. La vertu ne cache plus le vice, il y a déjà du Sade chez cet ultime Corneille.
L’héroïne a quelques accents d’Antigone, présents notamment dans la scène qui l’oppose au Roi : la loi du cœur contre la loi de la cité. Mais on peut là mettre à l’œuvre l’opposition que Lacan fait toujours jouer entre tragédie grecque et tragédie des modernes. Car si Antigone se réfère au devoir envers les morts pour questionner les lois de la cité, elle est elle-même du côté de la vie qu’elle ne quitte pas sans peine, elle est enterrée mais vivante. L’héroïne de Surena, Eurydice la bien nommée, encore en vie, est déjà du côté des morts, ses délices sont : « Je veux, sans que la mort ose me secourir, Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir ». Elle n’est pas du côté du devoir des vivants envers les morts au service du symbolique, elle révèle que le symbolique est au service du triomphe de la jouissance de la pulsion de mort, versus sacrifice au Dieu obscur.
La mise en scène est sublime de clarté, de fidélité à chaque mot du texte, les comédiens extrêmes, à la hauteur de la langue. Pas d’entre-acte, une fluidité qui vérifie la rigueur logique de la pièce. Loin de toute inflation métaphorique ou didactique, une simplicité des costumes traités comme des signifiants. Pas de fioriture dans le décor : une trouvaille essentielle, une table sur laquelle sont posées des fleurs blanches qui valent aussi bien pour les noces refusées que pour la mort appelée à corps et à cris, à prendre au sens littéral. Par deux fois chez Lacan on trouve l’expression « le sens mortel du désir », avant que le terme de jouissance ne vienne à la remplacer. Surena, c’est la bombe de jouissance cachée dans l’amour, le dévoilement du terrorisme de l’amour. Sur cette table sont posés aussi quelques plats, des verres et des bouteilles : le met comme quintessence de la civilisation. Mais comme dit Freud dans le Malaise, la civilisation c’est « vivre au dessus de ses moyens », qui se réduisent à la pulsion, la seule, la pulsion de mort.
Pour finir je donne la parole à Un qui savait de quoi il parlait en matière de terreur, la grande : « Les vertus farouches font les mœurs atroces » : Louis Antoine Léon de Saint-Just, guillotiné à Paris le 10 thermidor an II. Le Corneille de Surena, c’est déjà la veille de la Révolution.
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