Vu par un enfant et par un mathématicien par LUC MILLER

Mathématiques à la Fondation Cartier pour l’art contemporain.

La fondation Cartier ne prétend pas que Mathématiques, un dépaysement soudain soit une exposition d’art contemporain.

Elle « se propose d’offrir à tous des fragments de splendeur mathématique. » Dans une scénographie monumentale due à David Lynch et une ambiance sonore inquiétante qui rappelle celle de ses œuvres cinématographiques, ce sont surtout des films qui sont exposés (une sculpture et des robots font exception). Je reviendrai sur l’un d’entre eux qui m’a touché. Mon point de vue est celui d’un mathématicien accompagné de son fils de 7 ans et, en cela, diffère sensiblement de ceux qu’adoptent Catherine Lazarus-Matet dans LQ n°72 et Rose-Paule Vinciguerra dans LQ n°74.

Mon fils n’a donc pas trouvé ce qu’il avait imaginé : « une salle blanche avec des tableaux représentant des chiffres : des chiffres-yeux, des chiffres-marcheurs, des chiffres-maisons, avec dedans des chiffres-chiffres, des chiffres dans les chiffres dans les chiffres dans les… » En vérité, comme dans la recherche mathématique actuelle – contre une idée reçue –, « il n’y a pas beaucoup de chiffres. » Il y en a quand-même un peu, dans un jeu arithmétique présenté par le réalisateur Takeshi Kitano comme un jeu vidéo avec son tableau des records. Il y en a aussi dans la spirale dUlam (théorie des nombres) qui apparaît dans le film de Beatriz Milhazes, intitulés Les Paradis mathématiques, aux côtés de sangaku animés (géométrie descriptive), de lois physiques illustrées d’animations virtuelles (équations aux dérivées partielles) et de pavages apériodiques de Penrose (théorie des groupes) impliqués dans les quasi-cristaux du prix Nobel de chimie 2011. J’ai trouvé ce film si éblouissant, projeté sur une rétine semi-sphérique élevée dans les airs par un trépied de nerfs optiques, que j’ai manqué de temps pour le comprendre (j’aurais préféré voir ses courtes séquences se répéter en boucle sur des écrans séparés, par exemple). Mon fils a préféré s’essayer au puzzle sur tableau magnétique inspiré des mêmes pavages : « il n’y a pas de forme fixée, mais des formes qu’ont peut créer; pas un seul puzzle, mais pleins de résultats possibles. »

Raymond Depardon et Claudine Nougaret ont réussi à filmer les professions de foi de dix mathématiciens singuliers, en cinémascope, à fleur de peau, façon Il était une fois dans l’Ouest mathématique… Après le plus énigmatique et créatif d’entre eux selon moi – Misha Gromov – en russe sous-titré, c’est au tour du français Cédric Villani de démontrer que le tableau noir est un « instrument de communication sans pareil », qu’il s’agisse de la géométrie enseignée au collège ou des « gaz paresseux » qu’il considère dans ses travaux, récompensés par la plus haute distinction mathématique – la médaille Fields – en 2010. « Villani m’a intéressé à un moment où j’étais déjà fatigué, et j’ai écouté tout ce qu’il a dit » se rappelle mon fils, hommage enfantin à ce talentueux « montreur de mathématiques » – expression que j’emprunte à Jean-Pierre Bourguignon dans ce même film. Les témoignages plus ou moins originaux de ce film toucheront sans doute ceux qui ne sont pas mathématiciens professionnels. Mais j’ai été plus sensible au film gestuel intitulé La Main de Cédric Villani du peintre Jean-Michel Alberola. Peut-être faut-il avoir éprouvé soi-même la sensualité de l’exposition mathématique au tableau pour l’apprécier pleinement.

L’écran vidéo découpe dans le tableau noir le champ de vision d’un homme à distance d’écriture, en taille réelle. Plat et sans bord, il est accroché sur le mur vide à hauteur réelle. L’ardoise vert sombre est balayée d’un coup bref de chiffon. La main pesante prend appui un long moment sur la pointe affûtée de la craie blanche, puis s’élance. Le cadre suit sa course. Les paroles, indistinctes, l’accompagnent en bruit de fond. Arabesques, boucles et piqués s’enchaînent avec fluidité. La craie se propulse et s’effrite en gerbes d’éclats givrés. Ce bâton de lumière excite les harmoniques glacées de l’opaque surface frissonnante. La tension est palpable, l’audience retient son souffle comme dans une épreuve de patinage artistique. Un claquement – « Ah ! » s’écrie mon fils, « il a cassé sa craie… » Imperturbablement, la main poursuit son brillant chemin serti d’intense concentration. Encore un frôlement glissant le long de la courbure d’un signe intégral, et elle achève bientôt sa course débridée en toute sérénité. Dans le dernier plan, la caméra du cinéaste a effectué un zoom arrière révélant la totalité du tableau noir, rempli des formules laissées par la main du mathématicien. Quel est le reste de cette opération ? Une œuvre d’art au sens de l’action paintingpeut-être ? Ou les mathèmes désincarnés résiduels d’une vibrante et vivifiante passion ? 

 Paru dans le N°77 de Lacan Quaotidien

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