L’appel du passé

Zoom[1] et musique dans Vaghe Stelle dell’Orsa[2]

A l’occasion d’une cérémonie de commémoration de la mort de son père, héros déporté pendant la seconde guerre mondiale et décédé dans un camp de concentration, Sandra retourne pour la première fois à Volterra, sa ville natale, accompagnée de son époux américain, Andrew. Une étouffante atmosphère pèse sur l’ancienne demeure familiale. En retournant à Volterra, Sandra effectue un douloureux périple dans le passé. Elle apprend de son frère Gianni que leur père a été livré aux nazis par leur mère et l’amant de celle-ci, Gilardini. Lentement, elle sombre dans les affres du souvenir et s’enlise dans la relation coupable aux accents d’inceste qu’elle entretenait enfant avec son frère. Alors que débute la cérémonie de commémoration, le film s’achève, marqué par un double abandon, le suicide de Gianni et le départ d’Andrew.

Le zoom viscontien part d’une vision élargie – la fresque historique – pour aboutir à une vision intime – le portrait. L’outil privilégié de mise en scène de Visconti est donc le zoom-avant, principalement sur les visages. Le zoom agit la plupart du temps comme une lumière qui surexposerait un personnage, entraînant l’atténuation du monde extérieur au profit de l’émergence de son monde intérieur.

Libérée des contraintes imposées par les lieux et les décors, la caméra peut, grâce au zoom, être entièrement au service du jeu des acteurs. Dans Vaghe Stelle dell’Orsa, l’objectif est tout entier dévoué à la grâce féline de Claudia Cardinale et épie chaque expression, attitude et geste.

Une autre des particularités du zoom chez Visconti est l’invisibilité du dispositif cinématographique. Loin d’être ostensibles, les travellings optiques sont chez Visconti quasiment imperceptibles et s’inscrivent avec discrétion et harmonie dans l’ensemble filmique. De plus, le zoom permet ici un mouvement complexe et intrinsèquement paradoxal : à la fois un glissement fluide et un basculement.

Visconti n’en délaisse pas le travelling pour autant. La séquence du générique, qui figure le voyage en voiture de Sandra et Andrew de Genève à Volterra, en fait un usage exclusif. Ces travellings, les seuls du film, sont le contrepoint symétrique des zooms. Ils sont ancrés dans la spatialité du film et non sa temporalité. Ils illustrent une longue et progressive avancée à travers l’espace, alors que les zooms figurent des décrochements du temps, des basculements dans le passé.

 

Le premier zoom du film intervient très rapidement, dès le quatrième plan de la séquence pré-générique, dont le décor est l’appartement de Sandra et Andrew. Les trois premiers plans sont purement descriptifs et rappellent Antonioni de par leur cadrage et leur sujet : une soirée bourgeoise et cosmopolite. Ce zoom initial, souligné par la musique, enclenche le lent processus de rétrogression temporelle qui perdure tout le film durant.

En pleine discussion, Sandra tourne le dos à la caméra. La bande son est nettement dominée par les éclats de voix et les rires des convives. Ténues, des notes exécutées au piano – le Prélude de César Franck – s’égrènent et pointent sous la rumeur enjouée. Cette mélodie donne son impulsion au premier zoom, dont l’objet est Sandra. En concordance avec ce mouvement optique, les rapports sonores de la rumeur et de la musique s’inversent. Au terme du zoom, Sandra est face à la caméra en gros plan et la musique couvre le bruit de fond des conversations. En l’espace d’un instant, une vision intime a été extraite d’une vision d’ensemble.

Une indécision émerge quant au statut de la musique. Tout semble indiquer qu’il s’agit d’une musique extra-diégétique, de type empathique : la source d’émission de ces notes n’est pas donnée à voir et le soudain grossissement sonore dont la musique est l’objet n’est en rien justifié à l’écran. Il semblerait qu’elle soit intériorisée par Sandra, apparemment la seule à l’entendre. Cette impression est renforcée par le fait que la jeune femme s’isole, prend un air pensif et contrarié. Son regard se fait errant, fuyant, comme si elle cherchait en elle-même l’origine de cette mélodie. A l’unisson, ce zoom et ce grossissement mélodique ouvrent une brèche dans le temps et tirent brutalement Sandra vers son passé. Elle essaie de localiser cette réminiscence harmonique dans ses souvenirs. Le temps semble être en suspension.

L’irruption de la main de son mari dans le cadre, ainsi que le timbre de sa voix, déclenche le zoom arrière qui ramène Sandra dans son environnement présent. Du point de vue sonore, les conversations ont pareillement repris le dessus par rapport à la musique. Qu’Andrew soit le facteur déclenchant de ce brusque retour souligne qu’il n’appartient pas au passé dans lequel Sandra vient de se replonger.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? » – « Cette musique … » – « Approchons-nous ». Le spectateur est à présent informé que la musique a une source située dans la diégèse du récit, audible pour tous. Elle a donc un statut mixte, à la fois intra et extra diégétique. Dans le plan suivant, Andrew conduit Sandra vers le piano comme il la conduira le lendemain à Volterra. Cependant, il se retire aussitôt et laisse Sandra seule aux prises avec cette mélodie. Il se conduira de même à Volterra, où il ne pourra l’aider à affronter les démons surgis du passé et préfèrera prendre la fuite.

Filmé en grande partie in situ, Vaghe Stelle dell’Orsa a pour cadre principal Volterra, cité d’un âge révolu, dont les ruines étrusques sont figées dans une époque révolue. Quoi de plus symbolique que cette cité vouée à une lente désagrégation ? Surplombant l’abîme des Balze, bâtie au sommet de falaises érodées par le vent incessant, Volterra est en partie effondrée et résiste tant bien que mal aux dégradations du temps.

L’imposante et massive demeure familiale est semblablement sclérosée, corrodée de l’intérieur. Elle croule sous le poids des non-dits et de la culpabilité, y sucombe. Bien que de nombreuses pendules et horloges en ornent l’intérieur, le flux temporel ne s’y écoule plus comme ailleurs. Comme en suspension, le temps n’a aucune emprise sur cet espace pétrifié. Il devient d’ailleurs rapidement impossible au spectateur de se situer temporellement : choisissant de filmer en intérieur, Visconti parvient à l’égarer en altèrant sa perception du jour et de la nuit. Sommes-nous le matin, le soir, le lendemain ? Les tintements réitérés de la cloche de l’Eglise voisine ne sont d’aucune aide.

Une section du Palazzo est sujette plus que toute autre à cette pétrification : les appartements de la mère de Sandra. Condamnés depuis que celle-ci est « tombée malade », personne n’en a franchit le seuil depuis de nombreuses années. La nuit de son arrivée à Volterra, Sandra profite de l’absence de son frère Gianni et de son mari Andrew pour se glisser dans cet espace et se replonger dans le passé. La caméra est de l’autre côté de la porte et attend Sandra à l’intérieur de cet espace, dans l’obscurité. Dès que la jeune femme passe la porte, le Prélude de la séquence pré-générique se fait à nouveau entendre, confortant l’hypothèse que cette musique guide l’héroïne vers son passé. La caméra effectue ensuite un zoom-arrière au terme duquel Sandra, sur le seuil de la pièce, allume la lumière.

Dans la première séquence, le zoom-avant permettait d’extraire Sandra de son présent et de l’inclure dans une autre temporalité. Ici, c’est tout l’inverse : l’environnement spatial est le passé. Le zoom-arrière permet donc de l’inclure visuellement dans le monde fantasmé de ses souvenirs. En parfaite symbiose avec son environnement spatial, Sandra se métamorphose en icône du passé, adoptant même coiffure et maquillage à la mode étrusque[3].

Dès leur arrivée à Volterra, Sandra s’éloigne d’Andrew, sur lequel la cité étrusque et la maison n’ont aucune emprise. Fermement attaché au temps présent, il est en total antagonisme avec les lieux et n’évoluera plus sur le même plan temporel que Sandra. Ce glissement s’opère le temps d’une longue séquence articulée autour de trois lieux contigüs : un petit salon à l’étage, une cage d’escalier et le jardin.

Alors qu’une mélodie nostalgique est associée à la jeune femme, Andrew est caractérisé par une musique moderne et criarde. C’est sur un fond de pop italienne diffusée par un poste de radio que s’ouvre ce passage charnière. Cette musique est ostensiblement intra-diégétique : le poste est présent à l’image, Andrew le manipule pour changer de canal. A l’instar de la mélodie de la séquence pré-générique, le statut de cette musique va évoluer, mais dans le sens inverse – de l’intra-diégétique vers l’extra-diégétique.

Cette évolution s’esquisse lorsque le couple en crise décide de sortir dans le jardin. Sandra et Andrew laissent la radio allumée dans le petit salon et s’engagent dans la spacieuse cage d’escalier. La bande-son ne reflète pas ce changement de lieu : la musique radiodiffusée est toujours aussi forte que dans l’espace précédent. Les deux personnages sont à présent à l’extérieur de la demeure et referment les portes derrière eux – les particularités sonores de la musique perdurent, allant à l’encontre du principe de réalisme.

Sandra s’avance seule dans l’obscurité du jardin à la rencontre de ses souvenirs. Elle se dirige vers une silhouette fantomatique (un buste de son père recouvert d’un drap blanc). Le vent commence à souffler, fait claquer le drap. Les rafales de vent rivalisent en intensité sonore avec la musique pop entêtante. C’est là, au niveau de la bande-son – davantage encore qu’à l’image –  que se joue l’affrontement entre  passé et présent.

L’entrée en scène du frère de Sandra est ici décisive. Gianni s’approche, le vent souffle de plus belle et la musique liée à Andrew commence à s’atténuer jusqu’à disparaître complètement. Un zoom avant sur Gianni l’unit alors à Sandra – Andrew peinant à se faire une place dans le champ aux côtés de sa femme. Plus tard, Gianni retirera l’alliance de la main de Sandra pour la glisser à l’un de ses propres doigts.

Visconti fait de Volterra et du Palazzo l’incarnation du thème de la désagrégation familiale, thème qui préoccupe beaucoup le cinéaste, lui semblant incontestablement être l’un des maux les plus marquants de l’époque moderne. Selon Laurence Schifano, « il déplorait l’abandon de ce centre vital qu’est une demeure, cette ‘ruche’ où chacun ‘vit et travaille dans sa cellule’ avant de rejoindre, dans la salle à manger, lieu de rencontres et de heurts, la ‘reine des abeilles’».

Quant à l’inceste, Visconti le perçoit comme étant « le dernier tabou de la société contemporaine. […] C’est un motif qui est dans l’air. […] L’inceste naît strictement du milieu où les deux jeunes gens ont grandi ; il est un moyen exaspéré et dramatique pour s’unir contre la désagrégation de la famille et de la solitude. Cette décomposition est surtout ressentie par le frère, Gianni : c’est lui de fait qui, en dernier recours, propose à Sandra une vie commune dans la vieille maison ; et le dernier geste de Gianni qui va mourir dans le lit de sa mère, comme s’il voulait retourner dans le sein originel, veut signifier la tentative ultime de reconstruire le noyau familial ».


[1] Le mot, d’origine anglaise, est un terme d’aviation et signifie « chandelle ». Le zoom cinématographique désigne à la fois un objet physique, un objectif à focale variable, et un « mouvement » de caméra, dénomination abusive puisque la caméra reste immobile. Ce mouvement est également appelé « travelling optique », bien que très éloigné techniquement et esthétiquement du travelling classique.

Le zoom offre la possibilité de pénétrer des espaces physiquement infranchissables sans pour autant en briser l’homogénéité. Il présente une vision continue de l’espace et respecte l’unité du lieu. Contrairement à la caméra, le zoom ne connaît aucun obstacle d’ordre spatial ou physique.

[2] Le titre original de Sandra, « Vaghe Stelle dell’Orsa » (Belles étoiles de l’Ourse) est un extrait du poème de Leopardi « Souvenirs » que cite Gianni dans une des séquences finales du film :

« Savais-je, belles étoiles de l’Ourse, /Qu’un jour je viendrais vous revoir / Scintillant au-dessus du jardin de mon père, / Que je vous parlerais encore des fenêtres / De la demeure où je vécus enfant / Contemplant la fin de mes bonheurs ? »

[3]Le profil de Claudia Cardinal rappelait à Visconti les figures féminines des fresques ornant les tombes étrusques.

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