L’avenir prothétique des philosophes gastronomes

« La connaissance de soi-même, n’est-ce pas,

c’est l’hygiène. Partons bien de là »
Le Séminaire, livre XIX, p. 223.

Le corps, poignée de terre d’une part et côte de l’autre, a le vent en poupe, du moins celui que l’on croit qu’on est ; or nos « master chefs » des media semblent privilégier ce qui les pénètre par la bouche plutôt que par les oreilles, et donner peu de poids à ce qui en sort par le haut, entendez : la parole.
Il y a différentes façons de se faire un corps : en se faisant l’hygiéniste de soi-même, par la gastronomie, pour le philosophe populaire Michel Onfray. À son niveau, l’Eros lui-même ne fait plus problème, puisque pour l’auteur du Manifeste hédoniste, que nous paraphrasons ici, l’érotisme serait « à la sexualité ce que la gastronomie est à la nourriture : un supplément d’âme ». Ainsi, la seule chose qui compte pour la philosophie et la psychologie enfin unifiées dans un « art de vivre » hédoniste, serait de permettre une construction de soi, « une sculpture de sa propre statue » (sic), qui passe par une construction de sens. Foin des « résons » évoquées par Lacan à la fin du séminaire … Ou pire. La parole n’est plus là que comme « molécule » (re-sic) pour réparer des circuits neuronaux lésés. C’est pour soutenir ce matérialisme naïf qu’il faut abattre – dixit Onfray sur les ondes estivales – pas moins de deux statues : celle de Freud et celle de Lacan, avec l’aide des précieuses thèses d’Elisabeth Roudinesco et de François Roustang.
Ignoré, donc, le frayage freudien inauguré par le geste de Freud qui nous arracher à la physique des corps pour nous faire passer, via la sorcière métapsychologie – honnie car redoutée des scientistes de tout poil – de la réalité au réel.
Lacan a pris au sérieux cette méta-physique et l’a fait convoler avec la logique la plus moderne. Comment faire entendre ce nouveau « ça », quand quelques mathématiciens sont encore sous le choc ?
Onfray, lui, résout le problème du progrès en bon matérialiste naïf et anti marxiste : « Toute prothèse est bienvenue qui augmente le corps, le soutient le supporte, l’élargit, le décuple et multiplie ses possibilités (Manifeste hédoniste, p. 45). Voilà le secret du plus de jouir que propose cette puissante pensée ! La castration à l’envers qui démontre que le capitalisme suppose la forclusion de la dite castration.
On peut lire sur ce thème de la prothétisation des masses modernes l’article décapant d’Alexander Edmonds dans le NYT du 13 août dernier. Il nous explique comment on ne jure plus à Rio de Janeiro, dans les classes populaires, que par Mr Pitanguy. Ce chirurgien plasticien met à la portée des moins riches les techniques de la chirurgie esthétique « awakening the self-esteem in each ego » avec un « scalpel guided by heaven ». Il ajoute « « Only intellectuals like misery, the poor want luxury », sur les traces du slogan de l’Oréal, « Vous le valez bien ». Les implants deviennent ainsi des « necessary vanity ». On peut imaginer une version des Ambassadeurs d’Holbein avec une anamorphose siliconée clignant de l’œil à ceux qui se détournent des puissants ! L’auteur voit dans sa technique un complément de la psychanalyse : « While the talking cure treated bodily complaints via the mind, plastic surgery healed mental suffering via the body… »
Mais il existe aux USA des prothèses plus dangereuses que la siliconada, les armes à feu, par exemple. En juin 2011 l’Etat de Floride, pressé par la NRA, a décidé de restreindre notablement la liberté de l’enquête clinique des médecins du coin. Le médecin ne pourra demander s’il existe une arme à feu à la maison que s’il pense de bonne foi que cette information « is relevant to the patient médical care or safety, or the safety of others ». Dans le cas où cette question ne serait pas « relevant », le médecin risque une amende de 10 000 $ et/ou une suspension de sa licence ! La question est donc de savoir si cette loi est contradictoire avec la liberté de parole chère aux citoyens US… (JAMA, 11 août 2011).

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