C’était hier : un journaliste du Journal des Arts me contactait pour me poser deux ou trois questions sur Goya. Son message était explicite, il s’agissait de se renseigner sur quatre cuivres appartenant à la série gravée des Disparates, série inachevée que Goya avait abandonnée en pleine création lorsqu’il prit le chemin de l’exil, de Madrid à Bordeaux, en 1824.

Ces quatre Disparates portent des titres singuliers : Disparate Puntual, Disparate de Bestia, Disparate Conocido, Disparate de Tontos. En français, cela pourrait donner : Déraison ponctuelle, Déraison de Bête, Déraison connue, Déraison d’imbécile (de cons ?). Ou bien encore Atrocité ponctuelle, Atrocité de Bête, Atrocité connue, Atrocité d’idiot (de cons ?). Le verbe espagnol disparatar signifiant « agir en dehors des règles et de la raison », le mot Disparate, choisi par Francisco de Goya pour titre générique de cette ultime série gravée et demeurée inachevée, ouvre quelques champs sémantiques complémentaires, mais pas forcément contradictoires.

Notre journaliste ne souhaitait cependant pas, malgré sa curiosité réelle et son amabilité indéniable, me questionner sur le sens de ces œuvres, mais sur une polémique dont l’écho lui était parvenu par le correspondant en Espagne du Journal des Arts. Les questions furent brèves : pourquoi le Musée du Louvre s’était-il porté acquéreur de ces quatre chefs-d’œuvre de Goya en dépit des protestations de nos collègues madrilènes qui souhaitaient les acquérir et malgré, ce que je découvris alors par ses dires, l’avis négatif du Ministère de la Culture (français ou espagnol ne fut pas précisé dans la question, je n’ai pas non plus vérifié l’opposition ministérielle que supposait cette question – fi des polémiques stériles !) ? On souhaitait que je m’explique sur les modalités de la vente, sur la priorité donnée au Louvre « contre » l’Espagne par le vendeur, etc. Dans un contexte ordinairement confidentiel, je retournais l’enquêteur vers le vendeur, qui m’apprit que ce dernier ne souhaitait pas s’expliquer.

Alors je n’avais rien de plus à dire.

Diparate puntual : une jeune funambule à cheval est debout sur sa monture qui se tient fixe sur une corde. Goya représente la corde – réserve blanche linéaire qui structure l’estampe – sans les poteaux qui la tiennent. Les rênes du cheval sont noires et grises et se détachent sur le fond qui, au premier regard, semblerait un paysage de montagne (reliefs aragonais secs et ponctués de gris que l’on voit bordant la route de Saragosse à Fuendetodos). Mais le paysage est un amas d’hommes et de femmes qui regardent la « Reine du Cirque » exécuter son numéro d’équilibriste. La roche se fait regard. Tout y observe dans une noire terreur. Œil scrutateur, pure puissance scopique générant l’angoisse et ponctuant le numéro de cirque.

Je crois que j’ai répondu en résumé : la polémique dont vous me faites part, je l’ai déjà rejetée dans la presse espagnole. C’était concrètement dans El Pais du 26 juillet 2011 (La Cabeza de Goya), puis dans le journal Heraldo de Aragón du 29 juillet dernier (¿Herida Goyesca ?). Mon interlocuteur ne souhaitait pas s’y référer, car l’espagnol ne lui était pas aisé à lire.

Je proposai une traduction. Non, il me fallait dire pourquoi nous avions demandé à la société des Amis du Louvre de se porter acquéreur de ces œuvres, pourquoi nous aurions ainsi « évité l’obstacle de l’agrément des commissions d’acquisitions du Louvre » en passant par un donateur. Devant la confusion de la proposition, je remis de l’ordre dans le récit : la Société des Amis du Louvre est un utile recours financier pour proposer les acquisitions au Musée du Louvre. Ce n’est pas nouveau. Ce qui ne l’est pas non plus c’est que, Amis du Louvre ou pas, ce n’est qu’après la validation de la donation par la commission d’acquisition du Louvre, elle-même ratifiée par un comité artistique ministériel, qu’une œuvre peut entrer dans le patrimoine national. C’est la règle et la raison. Mais nous parlions des Disparates.

Disparate de Bestia : un éléphant dans une arène se fait rabrouer par quatre Turcs de carnaval. La lettre gravée (en français) expose : « Autres lois pour le Peuple ». L’œil de l’éléphant est posé à la césure de la médiane verticale définissant la section d’or et de la médiane horizontale de l’œuvre, et l’iris est l’arène, et la pupille est le sable (réserve encore, espace vierge ou se produirait la vision du néant), et les regards des Turcs, soit, se moquent, soit, défient la bête. Autre puissance scopique, variation sur le thème du regard. La planche n’est que regard, anamorphose d’un œil inquisiteur.

Non, décidément, nous ne parlerions pas de ces planches de Goya, mais peut-être alors de mes motivations pour cet achat de quatre chefs-d’œuvre ? Non plus. Ce qui tombe bien car on n’est jamais très seul dans ce genre de décision. Pourquoi avoir rejeté la légitimité de Madrid à acquérir ces planches ? Ma foi, la question me semblait mal posée. De quoi parle-t-on ? Cette série gravée par Goya, demeura inachevée parce que Goya prit le chemin de l’exil un jour de l’année 1824. Lorsque bien plus tard, entre Xavier, le fils de Goya, et Mariano, le petit-fils de l’artiste, il fut question d’expertise notariale pour estimer l’héritage de Goya, on fit appel au peintre Eugenio Lucas Velázquez qui réalisa l’expertise des peintures noires de Goya et reçut en rémunération ces quatre cuivres exceptionnels. De l’atelier d’Eugenio Lucas, les cuivres passèrent à Paris où ils furent édités pour la première fois en 1877 dans la Revue l’Art. Ces œuvres n’avaient jusqu’alors pas quitté Paris. Puis, les générations passant, les successions se réalisant, voilà qu’ils étaient en vente à Paris où le Louvre les a achetés.

Disparate conocido : un soldat brandit un sabre sur un personnage voilé. Un homme regarde la scène en se plaquant une main au cul. Seules les femmes ne regardent pas, trois autre personnages jouissent du spectacle alors qu’une mère tente de soustraire la scène de violence aux yeux de son enfant. Unanimité masculine pour tancer l’homme voilé, les femmes, maternelles, ne regarderont pas.

Non, la question majeure, celle qui posait problème semblait bien la suivante : alors que la Chalcographie de Madrid conserve l’ensemble des cuivres de Goya, était-on en droit de retirer de cet ensemble les quatre cuivres de Paris ? La question de l’enquêteur plaçait en avant la légitimité de ce désir de réunir en un lieu idéal l’ensemble de l’œuvre gravé de l’artiste. L’histoire des œuvres qui sépara l’ensemble dès 1870, n’existait donc pas ? Ainsi, on sert parfois des idéaux sur un plateau de bonnes intentions. Il était évident que les œuvres de Goya dont nous parlons ne seraient pas même évoquées sous un autre aspect que leur nombre (4) et sous une autre qualité que le complément d’une série démantelée (arrêt, suspension, dans l’histoire idéale des œuvres).

Je me suis souvenu de l’article que je publiai dans l’Heraldo de Aragon, où, peut-être à tort, je mentionnais un concept de Walter Benjamin, celui de l’aura de l’œuvre – tout ce qui brille à partir de l’œuvre sans être l’œuvre elle-même. La polémique de cet été ne parlait pas de l’œuvre mais venait incontestablement désigner cette aura. Une série complète vaut mieux qu’un tout démantelé, et dans l’esprit de perfection qui est le nôtre, ce sens de la totalité fait loi. Je crois pertinemment que le sens de l’œuvre s’est déplacé vers cette aura, non pas à la façon dont Benjamin estimait que la valeur marchande seule conduirait à une dématérialisation de l’œuvre d’art dont l’emblème est le cinéma, mais plus profondément vers une négation de l’histoire, vers une négation du sujet qui seul fait l’histoire. De cette pensée de masse, dont 1933 est une date clé, il est évident que nous conservons les séquelles.

Je m’explique : nous parlons ici de quatre chefs-d’œuvre d’un grand artiste. La première réflexion est que leur situation (aujourd’hui au Musée du Louvre, avant-hier à Paris, en 1824 dans la maison de Goya à Madrid), pour être le fruit du hasard est avant tout le produit de l’histoire. La seconde remarque est que l’œuvre d’art vit dans l’histoire, par le regard qu’on y porte. La troisième est que ce regard ne s’y portant plus, il doit bien exister ailleurs ce regard. Et de fait, il peut s’appeler Musée, ou garage destiné à la complétude, hangar à perfection institutionnelle. Si le Musée est idéal, il doit former un tout qui réunit tout et qui ne porte en lui-même aucune trace ou blessure que l’Histoire aurait pu y sceller. C’est un œil inquisiteur qui possède deux registres : celui du savoir et de son exclusivité (dont plus d’une déclinaison s’appelle exposition, commissariat d’exposition réalisé par des spécialistes) celui de la puissance à colmater les brèches, ce que l’on nomme l’universalité des collections. Ce sont deux voiles posés sur le legs humaniste.

On conclura par la dernière planche. Disparate de Tontos : quatre taureaux forment une farandole en chute libre sur un fonds de ténèbres. Le symbole est si efficace qu’il ne donnera pas lieu ici à d’autres commentaires.

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