AURELIE PFAUWADEL Être une femme psychanalyste en Syrie – LQ 54
Nous est-il même possible de nous représenter ce que signifie être une femme médecin et psychanalyste en Syrie aujourd’hui ?
J’ai eu l’occasion de me rendre à trois reprises à Damas, il y a quelques années déjà. Comme tous les touristes, je fus éblouie par les beautés incomparables de la Mosquée des Omeyyades, et les dédales grouillants de l’immense souk, pas encore défiguré, ni folklorisé par le tourisme de masse. Je me rappelle très nettement les multiples tracasseries à l’aéroport, l’ambiance policière, les longues heures d’attente à la frontière libanaise. De Beyrouth à Damas, le sort réservé au féminin et aux épaules dénudées n’était pas le même : il fallait alors allonger les manches et la longueur de ses jupes, et baisser humblement les yeux, pour éviter la provocation dans ces rues pleines d’hommes.
Dans un tel contexte, Rafah Nached a très bien saisi qu’il était nécessaire, pour pratiquer la psychanalyse et en enseigner les rudiments, de prendre en considération les particularités du discours du maître auquel elle avait affaire.
En l’absence de chef d’inculpation officiel, les médias ont supposé que l’arrestation de Rafah Nached était à mettre en rapport avec les groupes de parole (fondés sur la méthode du psychodrame) qu’elle animait le dimanche avec des jésuites de Damas. Ces réunions, ouvertes à toutes les confessions, aux partisans comme aux adversaires de Bachar El Assad, avaient pour but de permettre à chacun d’exprimer ses peurs, pour tenter de les surmonter.
Ce qui anime Rafah, c’est la cause analytique : pionnière en son pays, elle souhaitait introduire la prise en considération du sujet souffrant dans les hôpitaux psychiatriques syriens, où n’existaient que les traitements médicamenteux et électriques. Elle formait les psychiatres de son pays à la dimension psychique des troubles de leurs patients, en leur fournissant les outils d’une lecture freudienne de la logique des cas. Elle a même fondé la première école de psychanalyse syrienne – et nous savons ici, à l’École de la Cause freudienne, combien le désir d’école signe un désir actif de transmission de la psychanalyse à travers le monde contemporain.
Rafah et son mari revendiquaient leur apolitisme. En femme psychanalyste qui sait se donner les moyens de son désir, elle avait bien compris que cette absence d’engagement politique était la condition sine qua non d’une diffusion du discours psychanalytique en Syrie.
Ces réunions hebdomadaires sur la peur se voulaient donc absolument infra-politiques. Elles étaient guidées non par une visée de subversion ou de déstabilisation du régime, mais simplement par une visée éthique : mettre des mots sur ses peurs, afin de les circonscrire, et de les canaliser pour « qu’elle(s) ne se transforme(nt) pas en violence ». Un psychodrame pouvait, par exemple, se focaliser plus particulièrement sur la peur des affrontements confessionnels et d’une libanisation du pays. Il s’agissait, à chaque fois, de différencier les peurs et leurs objets singuliers.
Comment comprendre que Rafah Nached ait pu être arrêtée malgré l’apolitisme volontaire qu’elle affichait ?
En 2010, dans la revue freudienne Topique, elle indiquait : « Le paradoxe c’est que tout le monde a peur en Syrie. Pourquoi le régime utilise la violence et la répression ? Parce qu’il a peur de perdre le pouvoir. Et les gens qui manifestent, croyez-vous qu’ils n’ont pas peur ? » Dans les expressions « la crainte des masses » ou « la peur du peuple », on peut noter le double sens du génitif (objectif et subjectif) : il s’agit aussi bien de la crainte qu’éprouvent les masses que de la crainte que les masses inspirent à ceux qui se trouvent en position de gouverner, à l’État comme tel. Un article consacré à l’arrestation de Rafah titrait d’ailleurs : « La psychanalyste qui fait peur à Bachar El Assad ».
De là, sans doute, le grand malentendu ayant conduit à la catastrophe de l’emprisonnement de Rafah : il faut supposer que, du point de vue du régime syrien, en travaillant sur la peur, Rafah Nached ne s’est pas attachée à n’importe quel affect. La peur (ou la crainte) a depuis longtemps été théorisée, dans les traités de philosophie politique, comme l’affect par excellence de la soumission à l’État et de l’obéissance du peuple. Le plus célèbre exemple en est le Léviathan de Hobbes, qui souligne l’importance cruciale pour l’État-Léviathan de maîtriser les craintes de ses sujets pour imposer le respect. C’est là le sens du symbole biblique du Léviathan, monstre marin, qui doit apparaître comme la plus grande puissance sur cette terre, puissance qui suscite toutes les craintes mais n’en éprouve aucune.
Alors que nommer la peur avait pour Rafah une portée éthique orientée par la psychanalyse, les dirigeants ont cru voir un risque politique. Espérons qu’ils sauront entendre les échos grandissants de la peur qui désormais nous gagne.
APPEL DES PSYS CONTRE MARINE LE PEN
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