Depuis que Rafah Nached a fondé son école de psychanalyse, à Damas, elle n’a de cesse de s’interroger sur la manière de transmettre ce savoir et cette pratique tout en l’inscrivant dans l’authenticité d’un dire qui soit propre au pays dans lequel elle pratique l’analyse. C’est ce qui m’a interpellée, à la lecture de ses travaux où, un paradoxe émerge d’emblée. Il concerne la société syrienne dans son rapport à la psychanalyse, avec d’une part le poids des traditions et le fossé qui peut la séparer de l’usage de la langue de l’inconscient, et de l’autre, une demande qui se fait jour en dépit des tabous, et dont les cas cliniques de Rafah Nached, témoignent.
Du cas, par exemple, de cette femme de 37 ans, venue consulter pour se débarrasser du « rouge qui lui monte aux joues » dès qu’il s’agit de parler d’elle ou de ses proches, à celui de cette autre femme, de 32 ans, qui vit dans la crainte de la récidive de son cancer, « maladie qui ne se nomme pas », en Syrie.
Les cas que Rafah Nached donne à lire, ceux du moins que j’ai pu consulter étaient consacrés à des femmes. Une affaire de femmes, la psychanalyse ? Je ne sais de quel sexe sont les 5 autres collègues analystes qu’elle disait avoir en tout et pour tout en 2010, mais la partition genrée de la confidence, de femme à femme, ordonne la clinique qu’elle formalise là, et c’est aussi une vérité de la condition des femmes qui s’y lit en même temps qu’un réel.
De quoi souffrent les patientes que Rafah Nached reçoit à son cabinet? D’une parole dérobée, qu’elles se réapproprient dans un premier temps en prenant appui sur les maux du corps. « Cancer », « rouge aux joues » et « psoriasis », sont les premiers signifiants autorisés d’une souffrance « indicible ». Mais au-delà du corps qui se déchaîne et se manifeste intempestivement au sujet à la mesure de sa capacité à enfouir les mots, la plainte concerne aussi, et surtout, le couple. Un couple marital qui écrit son non-rapport sur fond de silence. Cette souffrance est aussi celle qui signe une féminité étriquée dont les coordonnées se spécifient des tabous et du rapport au corps propres à la société syrienne. Entre cet intérieur, et l’extérieur de la mise en scène du couple, l’appel d’air. L’interstice où la parole pleine se déploie pour déjouer les injonctions d’une société où l’intimité du sujet ne s’épanouit qu’à la marge de la famille, et de l’encadrement d’une société omniprésente.
Et puis les effets, de cette clinique. L’invention d’une modalité singulière d’incarnation d’une féminité moins embarrassée. Avec cette femme de 37 ans qui part pour la première fois seule en voyage en dehors de Syrie, laissant mari et enfants à Damas, et quittant le jogging qu’elle arborait en toutes occasions. Mais aussi avec cette jeune femme de 32 ans, Zahar, qui parvient elle, à faire couple avec son mari sur un mode moins ravageant et a pu aller au-delà d’une demande circonscrite au départ à l’angoisse du cancer qui l’avait frappée et dont elle n’avait rien pu dire, pas plus que personne n’avait pu rien lui en dire. A sa sidération avait répondu l’écho du vide. Elle saura mettre des mots, puis entrevoir le réel qui s’abritait derrière.
La pratique de la clinique que Rafah Nached donne à lire participe de la transmission qu’elle s’efforce de mettre en œuvre depuis l’an 2000. L’authenticité d’une clinique syrienne qui passe par deux noms : Freud, et Lacan qui parle « de la jouissance et de la mort » ; dans « un langage nouveau qui s’exprime à travers des mots qu’il faut déchiffrer pour les comprendre ».
C’est dans cette ambiance de déchiffrage que Rafah Nached situe la construction de la psychanalyse à Damas. Un déchiffrage qui passe par une interrogation de la langue propre à l’analyse, et de la manière de se former à la lecture de Lacan. L’exercice suppose une appropriation et un usage « métaphorique » du texte pour transposer des phrases dont la recherche de tout équivalent littéral en langue arabe serait vain. Cet aménagement conduit à « l’invention d’un Lacan arabe » dont les derniers développements sur la jouissance et la mystique servent de point d’appui. La mystique musulmane constitue ainsi l’imaginaire à partir duquel s’interprète le réel de la jouissance en jeu dans la société syrienne.
Fonder une psychanalyse authentiquement syrienne, revient ainsi à saisir quelque chose du réel qui habite le pays, quelque chose de son horreur, pour en faire l’épicentre de l’écoute, de la logique de la langue analytique. C’est façonner les outils qui permettent, entre autres, d’entendre ce que ces femmes qui viennent à son cabinet disent au-delà de mots pour serrer le réel auquel elles ont affaire.
Mais le réel ici en jeu n’est pas seulement celui qu’on rencontre dans la cure, voire dans l’extrême de la cure telle que peut nous la raconter Rafah Nached lorsqu’elle évoque celle des réfugiés Irakiens. C’est aussi le réel qui colore le ciel de Damas la religieuse. C’est celle-ci qui a amputé l’embryonnaire communauté analytique d’un de ses membres. Une femme, qui paie d’être de celles qui interrogent le désir en plus que d’incarner par son sexe même ce continent noir de l’Altérité la plus radicale.
Gageons que celle qui a ouvert un cabinet pour délier une parole baîllonnée pourra au plus vite recouvrer sa liberté et poursuivre son précieux travail d’interprétation de l’inconscient syrien.

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