Damas, au petit matin par Philippe De Georges

Victor Segalen distinguait parmi les stèles celles qui sont orientées (c’est-à-dire tournées vers le Levant) et celles qui sont occidentées (tournées vers le couchant). L’occident a été le fossoyeur de peuples disparus par centaines. Ceux qui ne sont pas morts dans l’élan guerrier des conquêtes ont perdu leurs coordonnées symboliques en se soumettant. D’où le sens que Segalen donne au mot « occidenté », avec son équivoque à laquelle Lacan fait écho. Sur les ruines laissées par ce gigantesque travail de domestication, les vainqueurs ont forgé un univers de clichés séduisants fait pour entretenir des rêves exotiques, qu’ils ont appelé l’Orient.

L’Orient n’est plus ce qu’il était ; il faut entendre ici, ce qu’il était pour nous : un objet de rêverie équivoque. Je ne parle pas seulement du lieu d’un imaginaire érotique foisonnant, de Loti à Pierre Louÿs, fournissant aux peintres pompiers leur lot inépuisable  de mièvreries sucrées ou d’hétaïres en pâmoison. L’orientalisme, au sens de cette trouble fascination pour les maîtres sanguinaires et cruels et les esclaves appétissantes et détentrices des secrets des sens, a fini par s’épuiser avec les révolutions arabes. Mais sombre aussi du même mouvement l’illusion plus actuelle d’un monde dit arabo-musulman, par paresse intellectuelle, supposé déchiré entre une aspiration à la modernité, nécessairement capitaliste et des barbus féodaux, incarnant la forme hypermoderne du fascisme. Les peuples (un mot qu’on avait fini par ne plus entendre) qui abattent un à un les tyrans n’ont pas pour idéal la communauté européenne et la société de consommation. La faim a mis les uns en mouvement et le désir de liberté les autres. Au grand dam de certains, qui ne voient Midi qu’à leur montre, ils n’ont aucun désir du rêve états-unien : à trop avoir été occidentés, à présent, ils s’orientent. Et cet Orient s’appelle Islam. Qui peut vraiment s’en étonner ?

Depuis que nous entendons parler de Rafah Nached, mes souvenirs de Damas et de la Syrie reviennent avec autant de vigueur que s’ils dataient d’hier. Ils remontent à 1972 et se rattachent à un périple que j’avais fait au Proche-Orient, en partant de Sabra et Chatila. J’appelais cela « mes chemins de Damas ». Je me souviens de la mosquée des Omeyyades, de ce lieu central de la ville romaine où les cultes se sont succédés : le temple à Jupiter qui semble avoir été le premier édifice du lieu, et dont subsistent certains murs, a d’abord laissé place à l’église de Saint-Jean le Baptiste. Puis la mosquée au VII° siècle a illustré le triomphe de la dynastie omeyyade. Une religion chasse l’autre, ici comme à San Clemente, à Rome. De la colline qui surplombe la ville, j’ai vu avec émotion les coupoles resplendissantes avec leurs ors fanés, aux heures crépusculaires du levant et du couchant. Je crois ressentir, en y pensant, la présence bruyante de la foule, retrouver les couleurs et les odeurs si violentes qu’on en avait le vertige.

Mais les images les plus vives qui me viennent et les anecdotes qui m’ont le plus fortement marqué concernent une longue errance dans cette sorte de contrée semi-désertique qui s’étend jusqu’à Palmyre, capitale de la reine Zénobie (que Tite Live appelait Cléopâtre). Je suis allé vers cette ville superbe en passant par Oms, (aujourd’hui ville résistante et martyre) et Maloola. C’est Maloola qui me touche le plus, ce village de bergers fait d’habitations troglodytes, le dernier lieu où tous les jours on parle l’araméen. Pour acheter son pain, ses tomates, son huile, pour monnayer une chèvre ou pour parler d’amour, c’est dans cette langue que se font les échanges, comme il y a deux mille ans. Une vieille femme, sur le seuil d’une chapelle taillée dans la colline, m’avait proposé sa main plongée dans l’eau bénite. J’avais cru bon de refuser.

Je pense à Rafah Nached, et je me dis que le pire n’est jamais sûr. Je pense à elle, comme Baudelaire à Andromaque, dans les ruines de la Commune. « Le jour n’est pas levé », mais Rafah incarne une petite lumière. La basse obstinée et soutenue de la raison freudienne.

Paru dans le N°72 de Lacan Quotidien

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