Le film de Maïwenn, Polisse (sorti le 19 octobre), qui met en scène le quotidien de la brigade des mineurs, divise les critiques et les spectateurs.

   Le premier exploit de Maïwenn est d’avoir réalisé un film extrêmement drôle, là où les sujets abordés sont graves et difficiles : des affaires de pédophilie, de viol, de maltraitance d’enfants… Pourtant, la partie comédie du film est très réussie : les dialogues débordent d’humour, on rit aux éclats. Comme dans les salles de garde ou les services psychiatriques, le rire est la soupape de décompression indispensable pour pouvoir endurer le réel qui nous est jeté à la figure.

   Polisse est un genre de docu-fiction naturaliste, construit en partie à la manière des documentaires de Raymond Depardon (10ème chambre, Délits flagrants) : de courtes séquences se succèdent, filmant toujours le même dispositif de parole, les interrogatoires et dépositions menés dans le bureau de police. Tout ce qu’on y voit est inspiré de faits réels. L’idée du film est d’ailleurs venue à Maïwenn Le Besco suite au visionnage d’un documentaire sur la Brigade de Protection des Mineurs (BPM) à la télévision. La fiction, quant à elle, se déploie du côté des flics, dont on suit le quotidien et la vie familiale, amoureuse, sexuelle. Au service de ce film, une brochette d’acteurs rivalisent d’excellence (Karin Viard, Marina Foïs, Joeystarr, Sandrine Kiberlain…).

L’un des critiques du Monde, se prenant lui-même très au sérieux, s’offusquait d’une scène où les flics sont pris d’un fou rire irrésistible face à l’incongruité du témoignage d’une ado – qui leur explique, sans tiquer le moins du monde, avoir récupéré son téléphone portable volé par une bande de garçons, moyennant quelques gâteries sexuelles. « Oui, mais c’était quand même un beau portable ! » Ces policiers se défendent par le rire du délitement de l’ordre symbolique et sexuel dont il se veulent les derniers garants, s’accrochant par l’humour à leurs maigres repères et certitudes. « Et pour un ordinateur, tu aurais fait quoi ?! » Ils rient face au sérieux et à l’impassibilité de cette jeune fille paumée, abasourdis par ce complet brouillage des valeurs. Une autre ado, qui pose pour des photos coquines sur Internet, leur fait la leçon : « Aujourd’hui, c’est plus comme avant : à 14 ans, on baise, on suce ! Il faut se renseigner, regarder la télévision ! » On comprend mieux leur désarroi : quel sens prend leur métier si la Brigade de Protection des Mineurs doit désormais protéger les mineurs contre eux-mêmes ?

Séquence après séquence, d’une histoire à l’autre, ce film intense maintient le spectateur en état de tension, scotché à son siège, plus de deux heures durant. Par cet effet de répétition et d’accumulation, le film mime bien ce que doit être le quotidien de ces professionnels de l’enfance maltraitée, qui ont affaire, chaque jour, au plus sordide. Encore et encore. Alors, à la fin, on n’en peut plus, trop, c’est trop, et on comprend les fous rires nerveux de ces policiers blasés, face à la misère symbolique d’une ado. Par cette scène politiquement incorrecte, et l’humour de son film, Maïwenn touche un effet de réel – n’en déplaise au critique moralisateur, qui s’imagine que la gravité du sujet réclamerait un visage de plomb. Il faut vraiment n’avoir jamais exercé un « métier difficile » pour croire que le film donne ici, gratuitement, dans l’« indécence allègre ». L’horreur appelle cette mise à distance par le rire, afin de confiner l’insupportable dans ce statut extime – à la manière d’un Sénèque comique qui écrirait : « Cela ne me touche pas », « Voilà qui n’est rien pour moi ».

Le film fait preuve d’une grande subtilité en ce qu’il n’est ni moral, ni manichéen, ni didactique – notamment au sujet de la pédophilie où il contourne avec art tous les écueils propres à notre époque, entre Charybde (affaire Dutroux) et Scylla (affaire d’Outreau). Les cas ont été choisis afin de montrer les différentes facettes, et la complexité des situations où de tels actes se produisent. De même, les flics sont présentés aussi bien dans leur héroïsme ordinaire, que dans leurs faiblesses et ambiguïtés. Lorsque Joeystarr joue le flic justicier, et veut « sauver un enfant », Maïwenn met en scène les débordements d’une telle position subjective. Elle fait sentir à demi-mot la causalité psychique à l’œuvre dans un tel choix professionnel – on ne devient pas flic de la BPM par hasard – mais nous cache tout du passé des policiers, filmés au présent, sur le vif.

Maïwenn, ayant elle-même subie des maltraitances dans son enfance, se dit « obsédée par la vérité ». C’est sa « religion ». Le film tombe-t-il pour autant dans la complaisance vis-à-vis de son sujet ? Polisse dit et montre, sans censure ni pudeur, tout ce que voient et entendent les flics dans l’exercice de leur métier. Si quelques scènes sont à la limite du supportable, ce n’est jamais gratuitement. La forme filmique, sans suggestions ni ellipses, se veut congruente à l’objet même dont il s’agit : l’obscène. Maïwenn joue dans son film le rôle d’une photographe bobo chargée de prendre des clichés de la brigade. À l’abri derrière le viseur de son appareil, elle intègre l’œil voyeuriste à l’intérieur du film, et met ainsi en abyme cette question du regard.  

Le génie de la mise en scène consiste également à ne montrer aucune scène sexuelle dans le film. Ni concernant les affaires traitées par la BPM, ni du côté de la vie personnelle des policiers. La caméra ne franchit jamais ce seuil, et maintient un impossible à filmer. En revanche, de sexualité, on parle beaucoup dans ce film, et de la manière la plus crue, aussi bien dans les interrogatoires que dans les conversations privées de cantine ou de couloir. L’absence d’images contrebalance habilement cette démultiplication des paroles et des discours sur le sexe, dont Maïwenn déploie bien les différents registres.

Polisse est un film dérangeant, qui a certes ses défauts et son lot de scènes ratées. Néanmoins, c’est un film de grand talent, si celui-ci se mesure à la capacité d’un artiste à jouer sur le voilement et le dévoilement d’un réel insondable, et à adapter la forme à son objet.

 

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