Manifeste pour le hors champ par Laure Naveau

 « La mort de Khadafi : ces images de son cadavre ». – Le bloc-note de Bernard-Henri Lévy de cette semaine (27 octobre 2011), sur la mort de Khadafi, exemplaire encore de courage et de lucidité, retient mon attention sur ce point, de l’image.Je n’ai pas la télé et me garde, autant que je peux, de ces images du monde comme il va, pour aller plutôt aux textes. Mais, là, en effet, la sauvagerie que l’on attrape au passage « révulse » et « révolte ». BHL, parlant « d’une sorte de sommet dans l’art de la profanation », s’excuse d’être « une incurable belle âme ». Allons encore plus loin que l’ami lucide.

Je pense que ces images exposées au regard planétaire, comme tant d’autres depuis les attentats du 11 septembre, créent un précédent durable, par rapport à l’appréhension des faits de l’histoire et du réel, qui ne peut que contribuer au négationnisme ambiant et sous-jacent à cette exhibition.

Dans son dernier livre, « L’œil absolu », Gérard Wajcman dénonce l’omniprésence du regard et le franchissement de la réalité vers le réel qu’il constitue. La disparition du voile de la pudeur, qui est l’une des conséquences de l’idéologie de la transparence propre au monde hypermoderne, détruit, du même pas, toute possibilité d’élision de l’objet regard, de la dimension du hors-champ. Et là surgit l’angoisse. Cette mutation sans précédent dans l’histoire des hommes, décrite par Gérard, a pour conséquence que la promesse de tout voir change la nature du désir de voir en volonté, qui devient une loi, une exigence de visibilité, qui a enfanté une multinationale du regard. La thèse est alors limpide : si tout est visible, il n’y a plus de hors-champ. Mais, par là-même, le champ du visible est annulé. Un œil sans paupière est sur le monde, Gérard Wajcman l’appelle « l’œil absolu ».

Le triomphe du voir a, me semble-t-il,  une conséquence perverse et tragique, que l’image de Khadafi mourant révèle, dans une torsion à l’envers, tout aussi alarmante : tout le réel étant visible, ce qui ne se voit pas n’est pas réel. Gérard signale que cette apocalypse du visible a bel et bien été à l’origine des thèses négationnistes sur la Shoah, puisqu’aucune image, a contrario, n’a montré le processus en marche.

Cette mutation psychosante a, et aura, cela est certain, des conséquences sur la clinique psychanalytique. Certains se souviennent que, commentant le Séminaire XI de Lacan, Jacques-Alain Miller a fait, de la schize entre l’œil et le regard, « le secret du champ visuel », puisque cette schize contient la castration comme condition de l’ouverture sur le monde du visible. Gérard Wajcman diagnostique l’époque : la schize entre l’œil et le regard a disparu de la civilisation hypermoderne envahie par la technique, écrasée par des objets techniques de plus en plus sophistiqués, qui ne laissent plus de place à ce désir, sous la forme, précisément, de l’objet lacanien du regard. L’écrasement de la schize se repère, par exemple, lorsque Gérard évoque que le bébé, montré à l’échographie bien avant qu’il ne naisse, n’est plus anticipé par la parole. Il est réalisé, mis en présence sur un écran ; il est, d’abord, un être regardé, suspendu à un regard avant sa venue au monde du langage. Même si, par ailleurs, souligne l’auteur, il n’est pas discutable que l’échographie assure une meilleure surveillance de la grossesse, qu’elle atteste la vie de l’enfant et qu’elle a, pour les parents, un effet apaisant.

La thèse est forte : du fait de cette technologie généralisée, l’enfant vient à l’être comme image, non comme discours. Donc, « on nous regarde, d’un regard rapproché, soupçonneux, intrusif, regard planétaire qui va des caméras de vidéosurveillance au discours de l’évaluation ».

Quelle analogie y a-t-il entre cet envahissement du regard et certains phénomènes élémentaires repérables dans la psychose d’un enfant ? Par exemple ce regard insupportable auquel Joël, ce petit garçon de cinq ans, est soumis ? Je reçois, Joël, qui vient me voir au Centre de la Croix-Rouge où je consulte dans la région parisienne. Il m’avoue, un jour, tristement, à bas mots, qu’il est, la nuit, regardé par des singes et que cela l’oblige à se réfugier dans le lit de ses parents. Il est l’enfant regardé par les singes. Hors de toute technologie, cette hallucination visuelle se déchiffre comme un retour dans le réel du regard omniprésent de sa mère, qui ne peut se séparer un seul instant de son enfant, alors même qu’elle n’a pas pu, à sa naissance, poser un seul regard sur lui.

Joël, le petit garçon aux singes, aux regards étranges et inquiétants posés sur lui chaque nuit, sans qu’aucun encadrement symbolique ni qu’aucune castration de la dimension spéculaire, ne lui viennent en aide, n’est-il pas, lui, le petit sujet, tout entier pris dans le regard de ce singe qu’il est lui-même pour sa mère ? Une mère si perplexe lorsque son enfant est né, qu’elle n’a pu ni le regarder, ni le prendre dans ses bras.

Dans la présentation, qui a eu lieu dans l’institution, de cette famille en souffrance – dont je remercie ici Daphné Leimann pour sa retranscription et son travail d’élaboration qui m’ont été précieux – Joël, en jouant, appelle les pompiers et la police – appel au père qui prend consistance à ce moment-là et que l’analyste (Agnès Aflalo), lui interprète comme sa solution. Une solution à l’impossible à supporter que le fantasme de sa mère angoissée représente pour lui. Le père de Joël, pour sa part, révèle que lui, enfant, avait été attendu comme fille après deux frères aînés. Il est lui-même surpris de s’entendre dire qu’il a cru décevoir sa mère en naissant. Sur ce point, l’analyste lui propose une interprétation qui aura valeur de désidentification : ce n’est pas une fatalité, pour un garçon, de décevoir. L’entretien avec la mère de Joël met en lumière le fait que cette femme a vécu ce moment où elle est devenue mère sur le mode de l’effondrement. En pleurant, elle fait état de sa détresse et de ses difficultés liées à la maternité. Elle confie que son fils aîné, Joël, n’a jamais fait une seule nuit en 5 ans. Que les premiers entretiens au CMP ont apporté un soulagement. Mais qu’il y a eu une rechute. Il lui parle de singes, et elle ne comprend pas. Elle reconnaît que, pour être tranquille, son mari et elle ont fini par le prendre dans leur lit. L’analyste lui formule alors l’interdit. La mère de Joël relate son immense exigence envers elle-même. Elle veut être une mère parfaite. Lorsque l’analyste l’interroge sur sa propre mère, elle s’attarde sur la relation élective, voire, supplétive, qu’elle a eue avec sa grand-mère maternelle, et sur le fait que cette relation s’est interrompue à la naissance de Joël. En fait, elle fait état d’un laisser tomber radical à ce moment-là, du fait de la dégradation de l’état de santé de cette grand-mère, qui devient confuse. Elle est décédée quelques temps après la naissance du premier fils, en dormant, précise la mère. Elle évoque la perte irrémédiable que la disparition de celle qu’elle nomme « la femme de sa vie », a représentée pour elle. Agnès Afalo va alors lui proposer plusieurs interprétations : Comment ne pas être un enfant insomniaque quand on sait que la femme de la vie de sa mère est morte dans son sommeil ? Elle propose que la disparition de cette grand-mère soit parlée avec Joël, afin d‘alléger le rapport de l’enfant au sommeil. Elle propose aussi à cette mère d’essayer d’inventer une autre façon d’être mère, allégée de la tyrannie du modèle idéal. Puis l’entretien aborde la question de la rencontre amoureuse, du choix d’objet, et de la fabrication du père. La maman évoque alors l’indignité de son propre père, qui a longtemps perdu au jeu tout l’argent de la famille et rendu sa mère malheureuse, jusqu’à ce que celle-ci menace de divorcer. Elle emploie, pour décrire son père, la même expression que celle qu’elle avait utilisée avec moi, pour son fils Joël : « Il est dans les nuages ». Alors, dit-elle, elle a choisi un mari terre à terre, qu’elle a supposé être à l’opposé de son père. Mais l’indignité du père s’est reportée sur le fils, et elle confie avoir peur que son fils ne soit un autiste, terme qu’elle a entendu à la radio, qui nomme en fait la perplexité qui a été la sienne au moment de la naissance de son enfant, moment de laisser tomber du personnage principal qui avait, pour elle, suppléé la carence paternelle. Un schéma se dessine ici, qui va de l’énigme de la maternité au rejet de l’enfant mâle, sur fond d’une tyrannie du modèle idéal de la mère. L’analyste lui propose alors de se défaire, en parlant, d’un trop qui la dévore.

Les entretiens qui suivent, avec moi, témoigneront de l’effet bénéfique spectaculaire de cette présentation. La mère me dit avoir réalisé la pression incroyable qu’elle exerçait sur elle-même et l’apaisement qu’elle en a ressenti avec son mari. Je lui fais valoir qu’elle a réalisé qu’elle avait un meilleur mari que sa mère. De son côté, Joël s’est mis à appeler son père à la rescousse, comme il avait appelé la police en entretien, lorsqu’il a peur la nuit. Sa mère utilise désormais le père comme tiers séparateur, et elle apprécie son calme. Par contre, les deux parents tiennent bon sur le fait que leur fils dorme dans son lit. Le père vient au secours de l’enfant si les hallucinations ressurgissent, ce qui, peu à peu, aura la vertu de les éloigner, jusqu’au jour où Joël dit  à ses parents : « Les singes sont au zoo. »

S’extirpant de la mélancolie maternelle, Joël va alors faire appel à la lettre, aux lettres de son prénom, pour tenter d’écrire, de  border ce qui ne cesse pas de l’envahir dans le réel.

Un jour, il dessine au tableau, pour la première fois, les quatre membres de sa famille. Je l’en félicite chaleureusement, en insistant sur ce qu’il sait : il sait compter jusqu’à quatre, et il sait se compter comme Un parmi les siens, s’inscrire, s’écrire, trouver sa place.

Entre l’enfant dans les nuages et le mari terre à terre, une énigme se dépose, un écart se réduit peu à peu. L’enfant consent à cesser de faire couple avec une mère qu’il veut compléter. Cependant que le plaisir à écrire, ce dépôt du regard sur une feuille de papier que constitue l’acte d’écrire,  viennent se substituer, peu à peu, dans l’adresse intime et à nulle autre pareille, du dispositif analytique, à l’angoisse du phénomène élémentaire visuel et à son échappée symbolique.

Dans ce dispositif électif, l’analyste constitue cet objet unique, hors-champ, dont Gérard déplorait la disparition dans la civilisation du regard. On peut dire que la position hors-champ du psychanalyste constitue l’un des enjeux de l’avenir de la psychanalyse.

 Paru dans le N°76 de Lacan Quotidien

Clin d’œil sur « l’Œil Absolu » de Gérard Wajcman

Avec la quatrième de couverture

« Voir est une arme du pouvoir. Depuis la vidéosurveillance jusqu’aux balayages satellitaires de la planète, en passant par l’imagerie médicale et la télé-réalité, d’innombrables dispositifs s’acharnent à nous rendre intégralement visibles et transparents. On sait que sortir faire ses courses à Londres aujourd’hui, c’est être filmé plus de trois cents fois. La science et la technique ont bricolé un dieu omnivoyant électronique, un nouvel Argos doté de millions d’yeux qui ne dorment jamais. Plus que dans une civilisation de l’image, nous sommes désormais dans une civilisation du regard. On surveillait jadis les criminels, aujourd’hui on surveille surtout les innocents. Pour la politique sécuritaire, nous sommes tous des dommages collatéraux. Mais au-delà de la surveillance, ce regard global infiltre aujourd’hui tous les domaines de nos vies, de la naissance à la mort. La transparence n’est pas qu’une affaire sociale, elle vise aussi le privé de nos maisons et l’intérieur de nos corps, dissolvant chaque jour un peu plus l’espace de l’intime et du secret. Dans une langue brillante, documentée et très accessible, Gérard Wajcman explore et questionne cette idéologie de l’hypervisible. -Quatrième de couverture- (date de publication : février 2010)

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