CULTURE ET CLINIQUE
Drive, portrait de la pulsion en jeune homme moderne par Philippe La Sagna
Drive a reçu un prix à Cannes pour sa mise en scène due au danois Nicolas Winding Refn jusqu’ici célèbre pour sa série de film The Pusher.
Drive représente sans doute un avatar du film contemporain mais aussi de la condition masculine du jeune homme moderne. Le héros anonyme, sans nom, est le driver, sans nom et sans père sauf un père d’adoption qui l’emploie dans son garage et qui va d’ailleurs contribuer à sa perte. Le driver ne parle pas. L’absence de dialogue est un trait du film, comme la personnalité multiple du héros. La scène la plus violente, qui joue sur le paradoxe entre un faux baiser amoureux qui ne sert qu’à faciliter un meurtre de sang froid, se déroule sans une parole. En théorie le héros, joué par Ryan Gosling, est un bon mécanicien qui est aussi un cascadeur au cinéma, un coureur de stock car, à l’occasion, mais surtout un chauffeur qui se loue à des gangsters pour cinq minutes, anonymement et jamais deux fois de suite aux mêmes. Le parallèle avec la prostitution semble sauter aux yeux. Mais, au fond, comme chauffeur de gang et comme héros ultra violent défendant une noble cause le driver est identique à un personnage de jeu vidéo. Driver est le titre d’un jeu vidéo sur Playstation. Ce pour quoi il serait vraiment fait, la course automobile, est pour plus tard (jamais ?). Mais cet être de surface contraste avec le brave garçon timide qu’il est dans la vie réelle. Mais comme le petit Hans il reste collé à son père d’adoption et quand il rencontre une femme, jeune mère, Irène, il est pour elle un chevalier servant et un frère un peu jumeau. Le drame va se nouer quand le héros voudra sauver le père de Benicio, l’enfant d’Irène. Décidément les pères humiliés, faibles et battus, restent très dangereux pour le héros. Ce driver anonyme n’est pas sans se désigner dans le signe d’un animal, le scorpion qui s’affiche sur un blouson qu’il ne quitte jamais. Ce scorpion est tiré d’un film expérimental de 1964, Scorpio rising. Ce film sans aucun dialogue et qui fit un peu scandale à l’époque remplaçait déjà les dialogues par la bande son. Le traître misérable qui va précipiter le héros, le driver, vers sa perte sera Cook, un cuisinier, achevé au couteau de cuisine, par un gangster pragmatique et roi de la pizza. Ceci montre bien que la cuisine hors du fast food n’a pas l’avenir qu’on lui prête. Le driver voit le monde de l’intérieur de sa voiture, de la même façon qu’il est serf des couleurs du scorpion qu’il a choisies, il n’est pas libre. Dans un road movie le héros part pour de nouvelles aventures, dans Drive, city movie, il tourne en rond. Comme dans la fable il va en tant que scorpion, à la fin, choisir de tuer la grenouille qui le porte, soit le gangster qui aurait pu lui faire traverser la rivière. Tout le monde connaît la bonne histoire, voilà une version du net :
Un scorpion qui avait besoin de traverser une rivière, demanda à une grenouille de le mener jusqu’à l’autre rive, sur son dos.
– Il n’en est pas question, répondit la grenouille. Je te connais et je sais que si je te laisse monter sur mon dos, tu me piqueras pour me tuer.
– Mais alors, je vais mourir noyé, répondit le scorpion.
La grenouille finit par accepter, mais alors qu’ils étaient à la moitié du parcours, le scorpion la piqua, lui injectant son venin mortel.
– Mais qu’est-ce que tu as fait, malheureux, s’écria la grenouille. Maintenant, tu vas mourir, toi aussi !
– Je n’y peux rien, dit le scorpion. C’est ma nature.
Mais piqué lui-même d’un coup de couteau, peut-être pas à mort, le driver sait qu’il sauve ainsi Irène et la met à l’abri. Simplement on ne sait plus trop qui est scorpion et qui est grenouille. Quand le héros blessé disparaît on ne sait pas s’il va vers la mort ou si on appuie sur reset, pour une nouvelle vie et une autre séquence du jeu ! La mort, la vie, le nom, et la parole sont réduits voire « floutés ». Le driver est un sujet moderne car comme le dit Adam Siegel producteur du film : « He was a man with a purpose ; he was very good at one thing and made no apologies for it ».Bryan Gosling qui joue le rôle disait que ce qui lui a plu dans la nouvelle c’est que le héros ne se bat pas pour quelque chose. Mais, au fond, ce « professionnel » de la bonne et de la mauvaise conduite va vite en voiture et très lentement en amour. Ce qui lui est difficile c’est le lien avec une femme et les sentiments qui vont avec. C’est quand il fait du sentiment que cela ne va plus. Ce qui contraste avec un monde de la vitesse et du plus de jouir où il évolue avec brio. Donc c’est un « guerrier appliqué » qui ne peut vivre que des « progrès lents en amour ».
Le driver n’a pas plus de sentiments explicites que de paroles, ce qui vient les remplacer c’est la musique. Dans une interview Nicolas Winding Refn raconte comment cherchant désespérément à échanger en voiture avec Gosling, silencieux, sur ce que pourrait être le film, il serait tombé sur la musique qu’il fallait sur l’autoradio, Refn ajoute : « I know what the movie is, its a movie about a guy who drives around listening to pop music because it’s the only way he can feel ». Ce qui manque dans le jeu vidéo, qui est souvent du driving ou de la guerre c’est le sentiment, pas la sensation. La musique peut le fournir. L’individu isolé de la foule solitaire est seul dans sa voiture. Dans les années 90 il pétait les plombs, coincé qu’il était dans les embouteillages. Aujourd’hui l’automobile n’est plus là pour fournir des sensations, c’est un instrument neutre, comme la Chevrolet Malibu 73 grise du héros anonyme, mais elle peut donner des sentiments. Une femme peut susciter ces sentiments mais c’est la musique, l’autoradio au sens propre du terme, qui les fournit. A ce niveau the driver est moitié homme et moitié machine (ce que dit Refn), mais c’est la machine qui fournit les sentiments avec la musique, comme tous ces gens que l’on croise aujourd’hui avec un casque sur les oreilles. C’est pour cela qu’il est de bon ton, avec Laure Adler (cf. Libé du 2/11), de dire que le son, la BO, sont meilleurs que le scénario. Mais il faut saisir que ce scénario est une BO, comme dans Scorpio rising. Il se voit sans se lire, sans parole et avec les oreilles. C’est une forme encore bavarde du discours sans parole. Est-ce pour s’isoler des autres que l’on se plonge dans le son ou pour appareiller des sentiments qui sont absents ou presque illisibles ? Drive est un conte de fées pour enfant moderne. Les contes de fée n’ont jamais fait de sentiments, on a tendance à l’oublier, ils mettent en scène des pulsions (drives) et un sujet qui essaie de s’en débrouiller avec l’aide d’animaux. Reste à choisir le bon animal, ou le bon symptôme pour affronter les monstres des urbans legends !
Publié dans le N°82 de Lacan Quotidien
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