Castellucci for ever par Marie-Hélène Brousse

J’ai beaucoup questionné la haine, ces temps ci, celle des autres évidemment. Eh bien, elle m’est retombée dessus, selon les lois implacables du génitif en français. J’ai la haine cette semaine. Elle s’est déclenchée à partir de la crainte comme il se doit. Les intégristes musulmans mettent le feu à un journal que je ne lis pas, les intégristes catholiques se déchainent contre le spectacle d’un homme de théâtre dont c’est peu dire que j’apprécie son activité créatrice. Et voilà ! Je crains pour la liberté d’expression (c’est la phrase de Beaumarchais en tête du Figaro qui me fait respecter ce journal duquel je ne m’oriente pas), et donc je hais ceux qui la récusent. Ce qui conduit à cette phrase de Saint-Just qui m’a arrêtée dès la première fois que je l’ai lue à l’adolescence : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », version éthique du paradoxe du barbier de Russell. S’agit-il de la même liberté dans les deux cas ? La méthode lacanienne de l’aphorisme complété est ici utile.  Si je complète de la façon suivante : Pas de liberté (d’action) pour les ennemis de la liberté (de pensée), que se passe-t-il ? Je sépare la pensée de l’action, ce qui rend tout le monde impuissant et livré aux chimères du sens.  Si je complète de la façon suivante : pas de liberté d’acte criminel aux ennemis de la liberté de dire, c’est un truisme : le crime , défini par la Loi, est comme tel interdit et lié à un châtiment. Mais le dire ou l’écriture sont aussi des actes. Mettre le feu au siège d’un journal est un acte criminel qui dans un état de droit n’a pas de circonstances atténuantes. Empêcher ou tenter d’empêcher une représentation théâtrale par la force tombe sous le même article de loi.  Et empêcher la publication et la diffusion de Mein Kampf ? Et interdire la diffusion de l’évolutionnisme darwinien comme c’est la loi dans certains états des USA ? Cette question est une aporie relevant de la rencontre impossible entre la logique et le langage, ou, pour le dire autrement, qui résulte du fait mis en évidence par la psychanalyse que, chez les parlêtres, la jouissance est interne au symbolique. Pour traiter cet impossible d’une limite qui est en fait une béance, les pouvoirs politiques disposent d’un certain nombre d’outils : les Lois ou l’Arbitraire ou les deux, le Châtiment par l’emploi réglé ou non de la force, la Surveillance toujours.

Saint-Just avait fait doublement l’expérience de l’arbitraire contre la liberté, quand il fut envoyé en maison de correction sur Lettre de cachet à la demande de sa mère,  et quand le père de la jeune femme qu’il aimait, refusant sa demande, avait marié celle-ci à un autre dans la hâte, ce qui n’empêcha pas la jeune femme de s’enfuir, et de quitter le dit mari pour venir retrouver l’homme qu’elle aimait. Les ennemis de la liberté avaient pour lui ces visages là, de la mère, du père et du Roi. La cause qu’il défendait, celle de la liberté individuelle contre l’ordre patriarcal a triomphé : pas de liberté pour les ennemis de la liberté de l’individu. Aujourd’hui, les pouvoirs se trouvent en difficulté dans l’exercice de leur outils : difficulté de légiférer qui, devenue universelle (impératif du tout légiférer pour limiter la puissance de chacun car la puissance a déserté la hiérarchie pour se réfugier dans les individus), s’affole de ce qu’elle appelle « vide juridique », difficulté de châtier (même au sein de la famille le châtiment est remis en cause puisque les parents ne sont plus assimilés à un pouvoir mais à des devoirs), difficulté de surveiller, toutes les caméras du monde ne voient rien, comme G. Wacjman l’a montré dans son dernier livre.

Les techno-sciences ont en effet accompli une révolution, ou un bond en avant, qui a transformé quantitativement et donc qualitativement le lien social. Internet, les réseaux, les blogs, ont totalement modifié « le commerce interhumain » qui, comme le développe Jacques-Alain Miller, est passé des individus des Lumières, encore définis comme citoyens, c’est-à-dire encore liés à un centre qui est la République, aux uns épars, sans autre lien que le partage de modalités de jouissance, qui se regroupent de façon éphémère sous des signifiants-maître concurrents, en des « minorités » plus ou moins actives. Le parlêtre d’aujourd’hui n’est plus l’individu des Lumières et la nouvelle démocratie n’a plus grand chose à voir avec la République, que ce soit celle de Saint-Just ou que ce soit la Troisième, dont provient justement la laïcité. Elle n’était que le résultat d’une négociation entre des forces qui n’existent plus dans un monde devenu global. L’époque est donc nouvelle et chaotique. Elle donne donc prise à un désir de revenir en arrière. Parce qu’elle est une époque de changement, d’un changement craint qui angoisse, elle est une époque potentiellement réactionnaire : les intégrismes, musulman, chrétien, juif, et cognitivo-comportementaliste, s’activent. Ils sont candidats à la prise de pouvoir, ils ont le sens avec eux, le bon, le mortel. Ils veulent clore la question de la vérité qui, comme une plaie, s’est rouverte sur les bords des antiques cicatrices.

C’est dans ces pensées que je suis allée, dimanche soir, au théâtre, un peu triste que le plaisir que j’avais à l’idée de voir le nouveau spectacle d’un artiste majeur était assombri par ma haine et la nécessité de la passer au crible de l’analyse, encore et toujours. Castellucci, puisque c’est de son dernier spectacle qu’il s’agissait, a été, à Paris, et LQ s’en est fait l’écho et le défenseur, la cible de l’intégrisme, de sa calomnie et de sa violence hors les lois de la République. Il s’en étonnait d’ailleurs, puisque son spectacle n’a donné lieu à ce genre de réaction qu’en France. Mais la France, ne l’oublions pas, a été la fille aînée de l’Eglise et elle est aujourd’hui une terre de conquête de l’Islam. Les intégristes chrétiens y ont conservé, même condamnés par Rome, une église, Saint Nicolas du Chardonnet ; vous voyez, près de la Mutu, en plein cinquième arrondissement. L’Archevêque de Paris, le Cardinal André Vingt-Trois, disait d’ailleurs sur Radio Notre-Dame le 29 octobre à propos de ces factieux « On est en face de gens qui sont organisés pour des manifestations de violence » et ajoutait à propos des « idiots » qui les suivent de « bonne foi » : « Ce n’est pas parce qu’ils sont de bonne foi  que ce qu’ils font est juste. Leur appartenance à des groupes politisés et très militants y compris sur le plan religieux, ne favorise pas leur formation, mais au contraire les déforme.» Que le pape actuel leur soit indulgent, l’Archevêque ne le mentionne pas.  Mais sa remarque sur la foi ne manque pas de sel. Il y a foi et foi, et la bonne n’est pas toujours la meilleure. 

Arrivée au Cent-quatre, lieu où se donnait la représentation, les retombées du terrorisme se faisaient sentir : abondance de cars de CRS ; distribution bon enfant de tract par le PCF : « Pour la liberté de création et la défense du service public de la culture », libellé ne reculant devant l’audace et l’éventualité d’une contradiction dans les termes ; et puis les fouilles au corps, le vestiaire obligatoire, le portique détecteur de métal, comme à l’aéroport. Nous voulons rester en vie, les intégristes nous la pourrissent. Je me suis assise dans une petite salle. Une employée du Cent-quatre a lu l’arrêté de loi, dit qu’elle serait appliquée avec la plus grande rigueur et que si on voulait quitter la salle pendant le spectacle on serait raccompagné jusqu’à la sortie par le personnel.  Les spectateurs avaient donc à être protégés et parmi eux pouvait s’infiltrer l’ennemi. C’est vrai et c’est une conséquence de la rupture de l’état de droit.

Castellucci a été pour moi une rencontre décisive, il y a de nombreuses années maintenant, avec son spectacle inouï, Jules César. Le corps y occupait une place inédite, ainsi que la voix. Une caméra placée dans la gorge d’un des acteurs projetait sur un écran en haut les mouvements de la glotte, l’hélium respiré par un autre en modifiait le son, les corps obèse, vieux, ou anorexiques présentaient la chair et non l’image, sans que soit altérée la trame shakespearienne, car je n’ai jamais vu au théâtre une mise en scène plus vraie de bataille, rendue uniquement par des sons et des lumières. Extrême réalisme donc et  surgissement d’une énigme là où l’histoire tend au sens. La virtuosité et l’habileté technique de l’art théâtral permettent seules ces performances. Après cette rencontre inoubliable, j’ai dans la mesure du possible tout fait pour assister à la progression de ce travail. A Rome, une autre représentation, courte comme les séances lacaniennes, me fit démonstration par un effet subjectif obtenu chez tous les spectateurs du pouvoir d’ordonnancement de la forme du corps humain et du son de la voix : vérification live de la théorie lacanienne de la dimension de l’Imaginaire. Bref c’est le théâtre  de l’objet et du réel, le sens y apparaît comme simple effet, d’ailleurs énigmatique et fragmentaire, en tout cas remis à la charge du spectateur. J’ai eu à Rimini, ville très proche de l’endroit où est installée la Compagnie Rafaelle Sanzio, la chance de participer à un débat avec lui, organisé par nos collègues de la SLP Loretta Biondi et Maria Antonella Del Monaco, avec la participation d’Adele Succetti. Nous avions parlé, à propos d’Hamlet qu’il avait monté, de Lacan qu’il connaissait. Il était clair et affirmait tranquillement sa conception du théâtre. Nous avions parlé des objets et du corps et la langue lacanienne n’était pas étrangère à la sienne. Cette année nous allons nous retrouver à Rimini en janvier 2012 pour une autre conversation entre la psychanalyse et l’art du théâtre, cette fois avec sa Compagnie.

Je me suis assise. La scène et le décor étaient visibles : un plateau blanc, un intérieur moderne, canapé, meuble télé, un tapis, une table et deux chaises, un lit et une table de nuit, tout cela blanc comme le parquet de la pièce. Au fond une gigantesque image du visage du Christ, d’Antonello di Messina. Le titre de la pièce, qui dure 50 minutes, est « Sur le concept du visage du fils de Dieu ». Ce visage nous regarde et surplombe l’intérieur minimaliste de type revue de décoration. Un père, vieux de cette vieillesse que nous fait la science médicale, malade, impotent, végétant dans un monde innommable. On le pose devant la télé qui tourne le dos aux spectateurs qui n’en captent que les éclats lumineux aléatoires et les paroles, bruit inarticulés. On lui met un casque pour qu’il n’y échappe pas. C’est la première interprétation. Le vieux gâteux devant sa télé, c’est le spectateur en général. Il marmonne et ses mains sont agitées de mouvements vagues. Un fils, bien coiffé, costume cravate. Il met un mot dans une enveloppe, vérifie son téléphone portable.  Il va partir travailler et avant il donne à son père des gouttes, un remède inutile sans doute et deux comprimés. Il dit, absorbé dans ce qu’il fait : « Papa. …Papa…Ca va Papa ? Comment vas-tu ce matin ? Qu’est-ce qu’il y a à la télé ? » Il n’attend pas vraiment de réponse.  Il parle plus qu’il ne parle à un « lui » si végétatif. Et puis, le vieux commence à se vider. Et le fils à nettoyer, le père et le mobilier… « Je vais changer ta couche », « Pardon, pardon, je suis désolé » marmonne le père. « Tu n’as pas à t’excuser » répète le fils. Scène d’un réalisme insoutenable, sans violence des personnages, scène que tous ceux d’entre nous qui ont été dans des maisons de retraite pour le grand âge reconnaissent. Entre le père et le fils, rien que d’humain. Et puis le père continue à se vider, la merde échappe au contrôle du fils, au sopalin, aux gants de latex, au sac poubelle, à la couche, à l’éponge, l’eau devient sale, le décor blanc est maculé, le fils est défait. La merde les emporte. Là aussi interprétation possible : le monde humain et ses déchets, plastiques, électroniques, nucléaires… La merde de nos objets, la merde des lathouses, notre nouveau maître, celui qui va décider du sort de l’humanité… Le Père, il ch… et il demande pardon : il n’est plus qu’un organisme qui s’excuse de vivre. A deux reprises cependant il répond à son fils.  Deux signifiants surgissent qui le représentent donc comme sujet : « les…les…animaux » : il est un animal malade. Puis à son fils qui lui dit «  Ce soir Tata viendra nous voir »,  il répond « Mais je m’en fous de Tata » : un animal qui s’en fout, qui est sorti du lien.

Et tout cela sous le regard vide du Christ. Quand le fils renonce et disparaît de la scène, que le vieux, près du lit, du plancher et de lui-même salis, rentre dans l’ombre, cette belle image harmonieuse du visage du Christ commence à être attaquée de l’intérieur (côté coulisse) par une action sans auteur visible ; les spectateurs la voient se déformer, puis se maculer à l’envers, puis se déchirer jusqu’à disparaître en lambeaux et laisser voir le texte suivant en lettre d’imprimerie énormes, blanches sur noir : « You are my sheperd » et moins lumineuses, apparaissant/disparaissant :  « not ». To be or not to be, écho d’un Hamlet mémorable, appliqué cette fois à l’Autre « You are or you are not. » Le sujet ne se demande plus s’il est, le manque à être est passé par là, il sait qu’il est «  ses objets », comme le dit Lacan, qu’il n’a d’être que de cette jouissance de vivant, de corps vivant qui se remplit et se vide et que la médecine maintient dans l’état de l’enchanteur pourrissant. La question porte cette fois sur l’être de l’Autre : existe, existe pas ? Les deux, aléatoirement, en ce moment. Une fois de plus l’art et la psychanalyse se retrouvent sur la même voie. Une voie pas sans risque pour ceux qui parlent en leur nom, qui veulent savoir quelque chose du réel, encore, par ces temps de volonté d’ignorance et de retour en arrière.

Publié dans le N°82 de Lacan Quotidien

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