Automutilations

Patrick ROUX

« Adieu vitrine, bonjour rebut ! » Cela résume l’histoire de Marie : celle d’un jouet cassé dont on ne sait plus que faire. Son corps est squelettique, androgyne ; il a l’allure d’une marionnette agitée de mouvements saccadés. On la compare volontiers à un automate: « On dirait qu’elle est programmée ; quand on la change, elle a des perturbations. » Elle a aussi, de l’automate, le mouvement pendulaire.

Marie est née en 1990, en même temps qu’une « fausse jumelle. » La déconnexion de l’Autre s’est manifestée précocement au niveau du regard par un strabisme, au niveau de la voix par un mutisme, au niveau de la marche par une inertie, comprise comme un « refus d’apprendre ». A l’entrée à l’école, confrontée à la demande de l’autre, l’enfant a commencé à se taper. Chez ce sujet, le signifiant n’a pas produit sa mise en ordre du monde, dont le corps fait partie. Il faut donc l’ordonner pour elle : éviter tout accroc dans le fil continu de sa vie, lui donner des repères, prendre soin de son corps par le geste et par les mots. Toute forme de discontinuité la plonge dans le désarroi. Marie se donne alors des grands coups sur le nez, les yeux. Le saignement semble l’apaiser. Elle s’enduit le visage puis, retrouve la parole pour dire « Je me suis massacrée » ou « Je me suis pas tapé la tempe. » L’entrée dans une nouvelle institution, véritable bouleversement, va dénuder la structure : elle est « sans le secours d’aucun discours établi1. »

 

Traitement de l’Autre

A partir des repères de la psychanalyse nous avons ajusté peu à peu la démarche clinique, en proposant un « traitement de l’Autre ». Il s’agit d’offrir au sujet un lien social « protégé » qui le mette à distance de l’affrontement avec un Autre intrusif qu’il combat. Un combat – ici non métaphorique – dont Marie sort ravagée. Les contusions répétées lui donnent un faciès de boxeur.

Les crises ne surviennent pas de façon aléatoire. Notre premier souci a été d’en faire le relevé précis pour en repérer les coordonnées.

1. Ce sont des moments de passage d’un lieu ou d’une activité à l’autre.

2. Ce sont aussi des refus où des modalités du « non » l’anéantissent, comme si le « non » portait sur tout son être.

3. Ce sont enfin des réactions à la demande, même bienveillante. Le désir propre du sujet – dans sa fonction de défense – fait totalement défaut. Elle est donc totalement passivée par la demande de l’autre. Ainsi, un jour, elle commença à se cogner à table jusqu’à ce que l’éducateur lui dise « Si tu n’aimes pas l’omelette, tu n’es pas obligée d’en manger ». Cela la soulagea immédiatement.

4. Elle se tape aussi, chez elle, lorsqu’elle voit pleurer sa sœur. Elle est absorbée par l’image de l’autre.

Nous savons par le service où a séjourné Marie, que la musique la calme, ainsi que les bains, qu’elle affectionne. Deux objets électifs qui font bord entre elle et l’Autre. On nous dit aussi que lorsqu’elle commence à se taper, interdire ne fait qu’aggraver les choses. Mais c’est là un savoir qui est inapplicable tant est forte la fascination que peut exercer le déchainement de la pulsion.

Les Séances.

Le schéma des séances avec Marie est très ritualisé. Là aussi s’inscrit le besoin impérieux de régler l’Autre, besoin auquel l’analyste se montre docile. Lorsque je vais la chercher, elle se lève immédiatement, me saisit la main, me conduit vers le bureau. Ses premiers mots sont toujours « On prend la douche après ». Dans l’intervalle, peu de choses. Elle recherche le contact. Très vite, elle s’est emparée d’un bloc de papier. Elle y dessine, à chaque fois, une sorte de tourbillon. La plupart du temps, c’est elle qui met fin à la séance en disant « ça y est, c’est bon ! » Si j’essaye de prolonger, elle me retire autoritairement des mains stylo et papier, me prend la main et me tire vers la sortie en reprenant à l’identique la formule par laquelle j’ai suspendu le premier entretien: « On se revoit jeudi ».

Un Énement

Lacan définit la clinique comme « le discernement de choses qui importent et qui seront massives dès qu’on en aura pris conscience2. » C’est ce qui se passa. Marie commence à se taper violemment. L’analyste se fâche et lui dit fermement « Si tu te tapes, j’arrête la séance ! » Étonnamment, elle se calme immédiatement. Considérons cela comme un petit évènement. Cela montre qu’il est possible de faire limite à la jouissance. Ce coup d’arrêt est en lien avec le signifiant : la poursuite ou l’arrêt de la séance. Un transfert s’est noué. La chef de service a pu stopper une crise en mon absence, en rappelant à Marie la date de sa prochaine séance. Après avoir émis le signe d’une rencontre possible, elle donne ici le signe d’un travail possible.

Qu’est-ce qui a opéré ? Probablement le fait que l’analyste consente à se séparer d’elle. « Le fantasme de sa mort, de sa disparition est le premier objet que le sujet a à mettre en jeu (…)3 » Ici, pas de fantasme mais la question  – « l’Autre peut-il me perdre ? » mise en acte, face à laquelle nous acceptons le risque. Il s’agit là du premier décollement du sujet de son statut d’objet de l’Autre. Le risque de disparition dans le réel, que réitère le passage à l’acte, se trouve ici déplacé sur un autre plan. Elle peut exister autrement que dans une position d’objet mortifié sous le regard de l’Autre. Les effets de cette séquence seront relayés par le biais de la réunion clinique.

Voici un autre tournant du travail : au retour des vacances de Noël, elle se montre agitée, plaintive, son visage est encore plus tuméfié. Elle réclame la douche en criant. Après avoir essayé de l’apaiser en lui parlant, sans succès, l’analyste arrête la séance, un peu contrarié en la voyant s’éloigner souffrante. Mais elle reviendra en son absence, dans mon bureau. Elle dira alors à la chef de service : « Je veux taper ma jumelle. » A partir de là, les séances changeront. Elle m’enjoint de dessiner « Marie ». Je m’exécute, en nommant une à une, les parties du corps mais elle arrête très vite le dessin et la séance. L’agitation cesse lorsqu’elle est branchée sur le corps de l’autre. S’ouvre alors une série de séances où, à peine ébauchée une silhouette, elle interrompt le dessin et ponctue par « onsevoijedi ». Non sans avoir déposé son tracé immuable, tout contre la silhouette dessinée.

 

Orientation du travail

Voilà donc un sujet aux prises avec un en-trop pulsionnel non localisable et trouvant une issue dans l’automutilation. Le seul appareil sur lequel elle s’appuie pour traiter cet en-trop est le miroir. Nous faisons l’hypothèse que le partenaire de ce sujet est « la fausse jumelle », auquel elle est liée par un « toi ou moi » mortel. Le travail va consister à détacher la signification mortelle de l’image. En effet, quel usage fait-elle du dispositif ? Elle demande  simplement que l’analyste enregistre sa production. Il s’agit d’une production minimaliste mais qui a tout son poids. La clinique concernant les sujets psychotiques fait régulièrement état d’une telle mise en dépôt. Marie tente-t-elle d’extraire l’objet que son accès au symbolique ne lui a pas permis d’extraire ? Pour l’instant, l’extraction de jouissance s’opère pour l’essentiel, dans le réel, sauvagement. Elle peint avec son sang, dont elle éclabousse l’Autre; elle peint des petits points rouges qui aimantent le regard4. Pourra-t-elle articuler cette soustraction de manière plus économique ?

union clinique

Peu à peu, Marie se montre plus présente, circule d’avantage, prend plus volontiers la parole, apporte son aide et surtout, est plus accessible aux demandes. En réunion clinique, nous évoquons régulièrement son cas. Des questions cruciales qui se posent au quotidien : Comment agir avec elle ? Que lui dire ? Peut-on la laisser seule ? Il devient évident que Marie posait à chacun la même question angoissante. Par exemple : « Sur le parvis de l’hôpital, Marie se tuait devant moi ; Que-faire ? » Marie semble viser ce point : confronter l’autre à l’impossible. Or, c’est précisément la possibilité d’un travail qui est apparu dans sa séance, suivi d’un allègement. Cette séquence constitue un point d’Archimède que l’on peut formuler ainsi : accepter sa position de sujet – le « choix » de la psychose – n’implique pas de consentir à n’importe quel mode de jouissance. Il est apparu alors que chacun retenait le « non », de peur…, de peur du pire. Un point s’isole : soit elle tient l’autre à sa merci, par le corps à corps ou la demande incessante, soit elle se détruit. C’est là sa manière, en impasse, de se produire comme sujet. Cette élaboration a permis que chacun s’autorise à inventer sa réponse et que se dégage la possibilité « d’avoir une autorité sur elle » qui dépend « d’une certaine manière de lui parler ».

Si la construction analytique ne se substitue pas à l’acte éducatif – elle peut aider chacun à trouver des repères face au « hors norme » du sujet. En ce sens, la construction du cas « réussie »  expire dans la trouvaille des intervenants auprès de l’enfant.

 


 


1 Lacan Jacques, «  L’étourdit »,  Autres écrits, Paris, Seuil, 2002, p. 474.

2 Lacan Jacques, Ouverture de la Section CliniqueOrnicar ? N° 9, avril 77, Paris,  p.8.

3 Lacan Jacques, Le Séminaire, Livre XILes quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, (1964) Paris : Seuil, 1973, p.195.

4 Laurent Eric: « Si Lacan dit que l’on peint avec du regard, c’est qu’on peint les petits points »,  Le Conciliabule d’Angers, Agalma, le Paon, 1997 p. 218.


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