« Ne le comparez qu’à lui-même »

Sonia Chiriaco

 

« Je me lève quand le soleil se lève, je me couche quand le soleil se couche » : ces paroles semblaient provenir d’une voix de robot. « C’est dans Petit ours brun », me dit la mère d’Yvan. « Il n’invente pas de phrases », précisa le père. L’enfant avait consenti au langage depuis peu en chuchotant son premier mot à l’oreille de l’orthophoniste qui me l’adressait. Il avait 5 ans. Je le reçus régulièrement pendant 10 ans.

Nos séances débutèrent par des « messages » qu’Yvan me sommait de transcrire, longue suite de lettres sans logique apparente, qu’à ma grande surprise il restituait par cœur à la séance suivante. Sa mémoire semblait infaillible. Les « messages » se poursuivirent longtemps, passant des lettres aux chiffres, aux organes du corps, comme des morceaux disparates, puis aux planètes du système solaire que l’enfant se mit à ordonner.  Avec elles, apparurent les premières intonations.

Se laisser aller au langage implique un risque. Parfois, il se tordait douloureusement, se touchait le cou : « je respire un peu, je ne suis pas mort », « je ne suis pas mort ? »

Manger, dormir, lâcher l’objet anal, regarder, entendre, tout était source d’angoisse.  Il fallut du temps pour qu’Yvan apprivoise ses fonctions corporelles.

Il apprit aussi à lire et à l’école, on oublia ses graves difficultés passées. S’il déroutait encore les enseignants lorsqu’il refusait obstinément de rendre un devoir, on lui pardonnait facilement, car on connaissait ses capacités. Yvan franchit ainsi toutes les étapes de l’école primaire.

La tolérance diminua au collège. Les parents, souvent convoqués lorsque leur enfant refusait catégoriquement de répondre à l’injonction de l’Autre, s’épuisaient. Jusque-là, ils s’étaient appuyés sur ses progrès pour supporter son étrangeté et les réflexions qu’elle ne manquait pas de susciter. « Ne le comparez qu’à lui-même » leur avais-je souvent dit, pour soutenir notre travail. Ils se rappelaient bien les terribles premières années d’Yvan : « nous savons qu’il revient de loin, mais aujourd’hui, nous ne voulons pas que les profs l’apprennent ».

De « messages » insensés en ébauches d’histoires, de labyrinthes en circuits de plus en plus complexes, Yvan se mit avec passion à élaborer les plans de jeux vidéo virtuels qu’il venait tester auprès de son analyste.

À l’adolescence, il entra pour la première fois en contact avec des gens de son âge, grâce à des jeux en réseau sur internet. Ce semblant de vie sociale lui convenait et à l’âge de 15 ans, il décida d’espacer nos séances avant de les interrompre.

Aujourd’hui, Yvan ne vient plus me voir qu’occasionnellement, lorsqu’il rencontre un obstacle qui lui paraît  insurmontable. Il aura bientôt 18 ans. Il ne sait pas s’il ira passer les épreuves du bac professionnel, car il n’en voit pas l’intérêt, déteste rendre une copie, ne se projette dans aucun avenir, aucun métier et il déteste travailler. Il se passionne plus que jamais pour des jeux vidéo de plus en plus complexes. Ses parents sont inquiets.

Comparé à lui-même, Yvan a accompli un formidable parcours, mais il reste incomparable aux autres. C’est tout le problème de l’évaluation qui se pose-là.

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