Les symptômes de notre modernité en débat au Département de psychanalyse de Paris 8

 

Clotilde Leguil

 

Dans une atmosphère marquée par l’hostilité toujours plus accentuée à l’égard de la psychanalyse, propre à notre modernité, s’est tenue le lundi 19 mars dernier la Journée du Département de psychanalyse de Paris 8 sur les « Symptômes de la modernité : stress, angoisse, dépression ». L’amphithéâtre X de 250 places était plein au grand étonnement de certains invités, qui au sein de leur département, n’ont jamais parlé devant un auditoire aussi nombreux. Plus d’une cinquantaine d’étudiants suivait les interventions sur un écran voisin, n’ayant pu trouver de place dans la salle. Gérard Miller a ouvert la journée en rendant compte de la situation actuelle de la psychanalyse en France, sommée par la Haute Autorité en Santé de renoncer à la prise en charge clinique de l’autisme pour laisser le champ libre aux méthodes comportementales, et de sa situation à l’Université, sommée de répondre aux injonctions des évaluateurs qui s’évertuent à vouloir dans ce champ aussi édicter des normes de bonnes pratiques en matière d’enseignement et de recherche. « Songer à  interdire par la loi l’écoute d’un groupe humain particulier, renvoie à une idéologie sous-jacente des plus inquiétantes », a-t-il fait remarquer d’un côté, pour de l’autre noter que « la politique actuelle de l’évaluation est une catastrophe pour l’Université ». Faut-il faire un rapport entre le public de 300 personnes et le refus de la psychanalyse de se soumettre à ces diktats déshumanisants ?… Peut-être. Associant des psychanalystes de différentes orientations à des sociologues et des philosophes, cette journée témoignait du désir et de l’effort d’ouverture des psychanalystes lacaniens à l’égard d’autres discours, permettant des rencontres au risque de certaines déceptions mais aussi de l’effet de transmission propre au discours analytique, dont témoignait la présence massive des étudiants.

 

Moment clinique

Le Dr Fabien Grasser a ouvert le feu en montrant en quel sens le concept d’angoisse devait être détaché de la série proposée, en vertu de sa valeur clinique. Il a su nous faire voir ce que perdait la clinique psychiatrique en adhérant à la catégorisation du DSM V qui substitue à l’angoisse « la dimension anxieuse de la dépression ». Notant que l’Umwelt contemporain faisait la part belle à la disparition du manque, il en a ainsi souligné la dimension angoissante. En proie à un Autre qui cherche à faire disparaître le manque, les sujets sont pris en étau entre le gavage d’un côté, dû à la multiplication des objets de l’industrie promettant l’abolition du manque, et le laisser-tomber de l’autre, plus personne ne se proposant de faire le détour par l’ordre symbolique pour rendre compte du malaise dans la civilisation. Il éclairait ainsi les symptômes de notre modernité que sont notamment la boulimie et l’anorexie, apparaissant à certains égards comme des réponses à cette impasse de la société industrielle. A une HAS qui nous promet la disparition de l’angoisse, il a répondu en montrant à quel point le tarissement du symbolique ne pouvait qu’attiser l’angoisse de sujets « bouffés » par des objets qu’ils consomment et qui les dévorent. La discussion avec Christiane Alberti, François Leguil et Camilo Ramirez fut des plus riches, bien que tout le monde fut d’accord ! François Leguil fit observer que le paradoxe de l’angoisse était en effet d’un côté sa valeur clinique, de l’autre son caractère toujours inopportun. Il s’agit donc aujourd’hui de redonner sa valeur à l’angoisse sans renoncer à la soigner. Si l’angoisse est considérée comme une dysfonction dans le discours du maître, indiquait-il, elle a au contraire une fonction de signal dans le discours analytique. Christiane Alberti souligna en quel sens un franchissement était requis du côté de l’analyste afin de localiser la fonction de signal de l’angoisse et mit en avant le fait que la prise en compte de la valeur clinique de l’angoisse introduisait à une continuité du traitement de l’angoisse dans la névrose et dans la psychose. Camilo Ramirez a su rappeler que Lacan donnait toute sa valeur à l’angoisse aussi du côté de l’analyste et que celle-ci était la seule manifestation subjective de l’objet a.

 

Moment politique

Après cette première table ronde clinique, ce fut au tour du sociologue Jean-Pierre Durand, professeur à l’Université d’Evry, de nous exposer « La fabrique de l’homme nouveau au travail ». Quel soulagement d’entendre un tel discours alors que tout dans la civilisation actuelle nous enjoint de nous soumettre à l’évaluation individuelle pour mieux prouver notre créativité ! Il a su décrypter pour nous les nouvelles coordonnées du monde du travail qui entre « flux tendu à main d’œuvre réduite », « travail en groupe », et « modèle de la compétence, accompagné des évaluations », conduit au stress, à l’angoisse et à la dépression en soumettant chacun à l’injonction Tu dois le faire mais tu ne peux pas le faire ! L’homme nouveau qu’il nous a dépeint, en remontant à Gramci et à son homme dressé par la production, est soumis à une double contrainte, celle d’être créatif mais dans un cadre de règles de plus en plus rigides au sein desquelles il est sommé d’évaluer sa propre créativité. Il a pu conclure en montrant que le syntagme « risques psycho-sociaux » n’était qu’un masque destiné à cacher que c’est l’organisation sociale du travail qui est responsable du stress, de l’angoisse et de la dépression, quand on veut nous faire croire que c’est l’être lui-même qui est défaillant. Francesca Biagi souligna dans le terme de « stress » cette incidence du capitalisme sur la langue elle-même, devenue lalangue de chacun. Michel Grollier releva en quel sens ce qui revient au travailleur, c’est une division qu’on essaie de lui faire avaler au nom de l’amour de l’entreprise. Et Dominique Miller a pu nous rappeler que notre modernité se définit d’un côté par cette emprise du discours de la science, de l’autre par un impératif de jouissance et qu’il en résulte un homme nouveau qui est aussi un homme seul. Pour ma part, j’ai trouvé cette intervention réjouissante bien que dépeignant un monde de l’entreprise alarmant et repoussant. Le discours de Jean-Marie Durand avait quelque chose de salutaire, tant il a si bien montré en quel sens derrière le « tout est possible » se logeait en vérité une volonté d’asservir les individus en leur rendant toute action impossible. C’est exactement ce que l’on peut ressentir face à l’idéologie de l’évaluation. Evaluez vos compétences, votre créativité, pour mieux prendre conscience de votre insuffisance et pour vous résigner. Que cela soit dit ainsi permet déjà d’y résister !

 

Le stress, la science et les caniches

L’après-midi fut l’occasion de deux nouvelles rencontres pour le moins antinomiques. De façon surprenante, le Pr Philippe Jeammet, professeur émérite de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université René Descartes, psychanalyste de la SPP, nous démontra  avec une certaine emphase pourquoi nos adolescents étaient si stressés par leurs émotions, déterminés qu’ils étaient par leur cerveau (référence au neurobiologiste Damasio à l’appui), et nous proposa de laisser tomber toutes ces histoires de signifiant, pour leur préférer le pouvoir des émotions… Il nous invita plusieurs fois à ne pas oublier que « ne se fabrique pas un trouble obsessionnel qui veut », phrase qui me rappela celle de Lacan dans les Propos sur la causalité psychique selon laquelle « Ne devient pas fou qui veut »… Mais le Pr Jeammet ne semblait pas pour autant sensible à une quelconque incidence de la causalité psychique sur les symptômes des adolescents. Le cas clinique poignant que l’invita à commenter Bernard Cremniter, les remarques de Fabien Fajnwaks et Dominique Wintrebert sur une autre approche du symptôme que celle de son fondement biologique, lui permirent en réalité de rendre compte de sa position, résolument éloigné de la psychanalyse, au nom sans doute du progrès de la science.

Tout semblait si simple à l’entendre, il fallait avant tout reprendre confiance en soi. Une étudiante lui adressa tout de même une question : « comment travaillait-il avec les adolescents ? Est-ce qu’il leur parlait ? » Certainement, il leur parlait, mais il suffisait de saisir que cela leur faisait du bien de parler à quelqu’un d’autre qu’à leur proche et il fallait leur faire comprendre qu’ils le valaient bien sans laisser les publicitaires s’emparer de ce slogan. Il nous donna ainsi une image de notre modernité, à travers ce discours qui se voulait revenu de tout et prônant la reconnaissance des évidences scientifiques actuelles : les maladies mentales n’existent pas, nous sommes simplement déterminés par nos gènes. Bref, pourrions-nous dire après l’avoir entendu : que diable sommes-nous allés faire dans cette galère de signifiants et d’inconscient… !

Enfin, et heureusement, la journée se termina sur un note plus amusante avec une intervention du philosophe Pierre Zaoui qui a su nous faire rire en nous dépeignant son fils de douze ans s’affalant devant la télévision de retour du collège car il était trop STRESSÉ… Avec Gérard Wajeman, Pierre Naveau et Sophie Marret, nous eûmes le plaisir d’échanger avec lui sur la dissolution du sujet, la traversée des catastrophes et la lâcheté morale. Il défendit la thèse selon laquelle le concept de stress, « escroquerie » au service du culte de la performance, produit des ravages épistémologique, affectif, moral et politique, en abrasant toutes les expériences, toutes les épreuves de l’existence, poussant le sujet à s’évaluer lui-même et à ne viser plus que son bien-être au détriment de tout désir et de toute éthique. « Le stress, c’est le nihilisme mis à la portée des caniches », fut sa dernière phrase. Cette journée stimulante témoigna de la capacité des psychanalystes, des sociologues et des philosophes à se frotter au discours de la modernité pour montrer en quel sens la perspective de l’inconscient continue d’être non seulement légitime mais nécessaire à qui ne se reconnaît pas dans cet homme nouveau d’où toute trace d’humanité a définitivement disparu.

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