Sous le regard

…Ou pire

Laure Naveau

 

Saisie d’effroi, les mots manquent et, pourtant, il est urgent d’écrire.

 

On peut trouver, dans le dernier numéro du Point consacré aux assassinats de Toulouse et de Montauban, ces mots de Jacques-Alain Miller qui frappent par leur justesse :

« (…) Quand cette haine passe à l’acte sur de petits enfants, le théâtre secret de la pulsion se dévoile comme théâtre de la cruauté (Antonin Artaud). Et c’est alors l’effroi, l’horreur, le frisson. Car chacun d’entre nous, tout éperdu de compassion qu’il soit, est aussi sollicité dans sa part irréductible d’inhumanité, sans laquelle il n’est pas d’humanité qui tienne.1 »

Ce « car » causal mérite d’être souligné, qui met l’accent sur la sollicitation de « chacun d’entre nous » dans ce théâtre de la cruauté.

Lacan nous a appris à lire ce qui se cache derrière les barrières du vrai, du bien, du beau : c’est l’horreur. Dans son extraordinaire Séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, dont une référence majeure est Sade, il a situé cette horreur dans ce qu’il appelle « le champ de  La Chose ». Le fait que la création n’aille pas sans une préalable destruction, que le vrai de la jouissance, son champ central, comme Lacan s’exprime, soit la destruction, que cette destruction ait pour objectif ce qu’il appelle « la seconde mort », celle qui vise l’être au-delà du corps, ne manque pas, en effet, de solliciter notre attention aujourd’hui.

Le rejet même auquel la psychanalyse est régulièrement confrontée n’est pas sans lien avec ce que Freud et Lacan ont dévoilé au monde, la pulsion de mort qui habite chacun, et pas seulement le prochain.

Jacques-Alain Miller rappelle, fort à propos, que la plus intense des passions s’appelle la haine, et que c’est elle que « les idéologies d’extrême droite encensent et nourrissent », sous la forme d’un « héroïsme individuel », cependant que « la gauche espère des insurrections collectives ».

Aussi, lorsqu’au local de l’ECF à Paris en automne 2011, les soirées de l’Observatoire, animées par Agnès Aflalo, nous introduisent au texte passionnant de Catherine Lazarus-Matet sur « La crise du vivre ensemble 2», si actualisé ces derniers jours, nous frémissons de cette anticipation qui ne cesse pas. Je cite Catherine :

« Ce thème, vieux comme le monde, connaît actuellement une résurgence significative du malaise de notre époque à travers nombre de colloques et de publications. La formule du “vivre ensemble” est adoptée par tous pour alerter sur la crise de celui-ci. Comment recréer, en démocratie, du lien social dans un monde marchand, marqué par le chiffre, la jouissance du Un, la discrimination, l’intolérance, la crise économique, la perte du symbolique, l’indignation, la chute des puissants, le succès des discours extrémistes, etc. ? »

Son texte se termine par cette citation extraite de la conclusion du dernier Séminaire de Lacan paru en 2011, « … ou pire »,  où, comme elle le mentionne,

« il y a quarante ans, Lacan fait part de la face sombre de l’avenir : Le terme frère est sur tous les murs, Liberté, égalité, fraternité. Mais je vous le demande, au point de culture où nous en sommes, de qui sommes-nous frères ? (…) Puisqu’il faut bien tout de même ne pas vous peindre uniquement l’avenir en rose, sachez que ce qui monte, qu’on n’a pas encore vu jusqu’à ses dernières conséquences, et qui, lui, s’enracine dans le corps, dans la fraternité du corps, c’est le racisme. Vous n’avez pas fini d’en entendre parler.3»

Triste actualité, certes. Mais qui invite le psychanalyste, sans optimisme mais sans désespoir, à combattre toute forme d’obscurantisme, tel Voltaire décidé à « écraser l’infâme » (cité par BHL dans sa préface au « Philosophe ignorant »4), à ne pas reculer devant l’acte d’interpréter, de bien dire, d’écrire.

Relisons Voltaire :

« Vous me demandez à quoi bon tout ce sermon, si l’homme n’est pas libre ? D’abord, je ne vous ai point dit que l’homme n’est pas libre ; je vous ai dit que sa liberté consiste dans son pouvoir d’agir, et non pas dans le pouvoir chimérique de vouloir vouloir. » (Ignorance)

(Commencement de la raison) :

« Je vois qu’aujourd’hui, dans ce siècle qui est l’aurore de la raison, quelques têtes de cette hydre du fanatisme renaissent encore. Il paraît que leur poison est moins mortel, et leurs gueules moins dévorantes. Le sang n’a pas coulé pour la grâce versatile, comme il coula si longtemps pour les indulgences plénières qu’on vendait au marché ; mais le monstre subsiste encore : quiconque recherchera la vérité risquera d’être persécuté. Faut-il rester oisif dans les ténèbres ? Ou faut-il allumer un flambeau auquel l’envie et la calomnie rallumeront leurs torches ? Pour moi, je crois que la vérité ne doit pas plus se cacher devant ces monstres que l’on ne doit s’abstenir de prendre de la nourriture dans la crainte d’être empoisonné. 5» 

Enfin, lire Le cerveau de Voltaire6, pour rester malicieux, et éveillé.


1 Miller J.-A., Le théâtre secret de la pulsion, Le Point n° 2062, 22 mars 2012.

2 Lazarus-Matet Catherine, Un syntagme contemporain : la crise du “vivre ensemble”, consultable sur le site de l’ECF, novembre 2011.

3 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Seuil, Paris, 2011, p. 235.

4 Voltaire, Le philosophe ignorant, Livre de poche, biblo essais, n° 31448.

5 Ibid., p. 114 et p. 119.

6 Nouchi Franck, Le cerveau de Voltaire, Gallimard, Paris, 2012.

 

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