Les adieux à la Reine

Philippe Hellebois

Marie-Antoinette, à laquelle Benoît Jacquot consacre son dernier film, est manifestement à la mode. Livres et films se succèdent ces dernières années pour en faire un personnage central de la Révolution française, ou du moins l’un de ceux à travers lesquels lire les événements. Le phénomène est tellement spectaculaire que les hommes semblent avoir disparu du paysage – il est vrai que Napoléon a déjà beaucoup servi, et que Robespierre ou Saint-Just ne sont décidemment pas glamour ! (On sait maintenant combien, s’agissant de ces deux derniers, l’histoire a tort, mais comme le note Lacan, elle tourne en rond, et préfère se répéter plutôt que de changer de disque.)

Cela étant, n’y a-t-il pas là bien plus qu’une mode, mais un écho de l’aspiration contemporaine à la féminité ? J.-A. Miller a abondamment parlé de cette question dans une conférence devenue introuvable « Bonjour sagesse » (Barça, n°4, mai 1995, p. 173-193), et aussi dans son cours de l’an dernier intitulé  L’Un tout seul (parution presque imminente, soit à l’automne prochain !) Son commentaire partait de ce que Lacan disait avec Kojève à la fin de son Séminaire IV à propos des hommes de la génération de 1945, de « charmants jeunes gens qui attendent que les entreprises viennent de l’autre bord [laissant l’initiative aux dames], pour tout dire qu’on les déculotte. » Le sens de tout ceci était aussi limpide que radical : les hommes y en a plus, notamment depuis Napoléon, la démocratie, le règne du tous pareils. Le côté mâle des formules de la sexuation est amputé de l’une d’entre elles, celle qui dit qu’il y en a un qui fait exception à la castration !

J.-A. Miller renchérissait d’ailleurs sur Kojève et Lacan en considérant que l’on pouvait sans doute faire remonter la disparition du viril plus loin, au moins depuis Racine et Louis XIV ! Dans ce même fil, l’on peut même se demander si le viril n’a pas disparu depuis toujours ! La Rome antique, qui donna ainsi au phallus érigé – le fascinus – une importance inégalée dans l’histoire, allant jusqu’à le diviniser avec Priape, n’était-elle pas battue d’avance ? En effet, que peuvent tous les fascinus du monde devant l’autre jouissance ? La femme de l’Empereur Claude, Messaline, célèbre pour ses débordements sexuels, et à laquelle Jarry faisait dire qu’elle cherchait un mari qui ne dormait jamais, ne vendait-elle pas la mèche ? (Voir à ce propos le texte de Misapouf dans le Bulletin Uforca décembre 2011)

Benoit Jacquot sent admirablement tout cela, et dessine un portrait de  Marie-Antoinette (Diane Krüger) avec une rigueur quasi clinique. Ce n’est pas l’adolescente rock ‘n roll, touchante pourtant, du film de Sofia Coppola en 2006, mais une femme qui, parce qu’elle est forcément déçue par les hommes de la Cour que la vague révolutionnaire emporte, se retrouve dévorée par sa passion pour la belle duchesse Gabrielle de Polignac (Virginie Ledoyen), soit un avatar de la jouissance féminine.

L’autre héroïne du film, Mademoiselle de Laborde, lectrice de la reine (Léa Seydoux), n’a pas, elle non plus, d’autre amour que sa royale maîtresse, et quand elle veut rencontrer un homme, par pudeur sans doute, ne peut faire autrement que d’empoigner un valet qu’elle déculotte comme n’importe quel charmant garçon de 1945 !

Ces trois femmes entre elles – plus belles d’ailleurs l’une que l’autre – supportant courageusement le congé donné au phallus par l’histoire, sinon par la structure, donnent au film une aura envoûtante. Que faire quand l’appât féminin (absolument remarquable, il faut le dire, notamment dans le chef de Marie-Antoinette-Diane-Krüger !) n’a pas (plus) d’hommes à appâter ? La conversation galante (Marivaux, Molière), les atours (Gabrielle-Virginie- Ledoyen est magnifique dans sa robe verte, mais a-t-elle encore un corps ?), et last but not least, l’angoisse (la mort se rapproche)…

L’infini à forte dose mène donc aussi au pire – occasion de s’apercevoir que l’homme peut servir à quelque chose !

Ce film donne aussi envie de lire, notamment le livre de Chantal Thomas Les adieux à la reine (Paris, Seuil, 2002) dont il s’inspire. Ce titre est fort bienvenu – la disparition de l’Homme, en l’occurrence le roi, ne laisse pas les femmes intactes : plus de roi, plus de reines, plus personne ! La France se passe de reine, mais n’entretient-elle pas une fascination parfois comique pour celle d’outre-manche ? La reine est devenue The Queen ? Un journaliste du journal Le Monde, lui a d’ailleurs consacré un livre récent dont le quotidien publia force bonnes feuilles, curieusement moins ennuyeuses que le reste de ses pages présidentielles. La reine, si elle n’est pas en Angleterre, où est-elle ? En Belgique ? Hum … ! Se serait-elle réfugiée dans la sphère privée ?

Qui sera ma reine ?

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