Lacan Quotidien publie l’éditorial de La Cause du désir n°85

Anaëlle Lebovits-Quenehen

Flouze, thune, pognon, fric, blé, rond, jonc, et plus récemment, biff, œufs, caramel… Il est remarquable qu’il existe, en français, au moins autant de mots d’argot pour désigner l’argent qu’il en existe pour désigner la femme, le sexe ou la mort. Ne serait-ce pas déjà là l’indice de ce que l’argent tient au réel, et plus encore depuis que le discours capitaliste étend son empire et détermine un maximum de liens sociaux ? Signifiant sans signification, l’argent a cette faculté d’annihiler jusqu’à la particularité des marchandises – et rares sont les choses, voire les êtres qui résistent encore aujourd’hui à la marchandisation. La virginité d’une Brésilienne vendue aux enchères sur Internet vaut vingt lingots d’or, deux bronzes de Rodin, une maison de caractère en Côte d’or et une pluie de rubis sur l’ongle… Bref, l’argent est un équivalent général. En même temps, et peut-être pour cette raison même, l’argent n’est rien qu’un semblant au regard du réel qui habite chaque Un. Si Freud a pu faire de l’argent un surgeon de l’objet anal (bien précieux sous l’un de ses aspects, déchet sous l’autre) c’est que sa vanité est patente dès qu’on s’approche du sujet de l’inconscient et de ce qui constitue l’énigme de son être. Si l’on reste en peine de répondre à la question freudienne « que veut une femme ? », une chose est cependant sûre : rien de ce qui s’achète ou se vend ne comblera son manque-à-être. Pas davantage que le plus important ne peut se dire, il ne se monnaye.

 

L’expérience analytique fait pourtant de l’argent l’un de ses leviers, puisqu’une analyse ne vaut que pour autant qu’elle coûte. Le savoir arraché à la parole analysante se paye entre autres de la somme qu’on abandonne à son analyste dans le dispositif de la cure. C’est qu’il faut céder quelque chose de sa jouissance sous la forme de l’argent qu’on lui donne. Pas plus qu’une analyse gratuite n’est réellement envisageable (ce qui ne signifie pas que des expériences orientées par le discours analytique et cependant gratuites ne puissent avoir lieu et produire quelques effets), pas plus analyser un riche, un vrai riche, n’est réellement possible. Qu’est-ce en effet que le prix d’une séance, fut-il élevé, pour un vrai riche ? Qu’y cèdera-t-il en payant le prix de sa séance ? Peanuts. L’argent est donc l’un des ressorts essentiels de l’expérience analytique. Pourtant ce qui s’y passe ne saurait être réductible à la somme qu’on y engage. Parmi les nombreuses anecdotes qu’on raconte concernant la façon dont Lacan en usait comme analyste, une en particulier vaut son pesant d’or qui éclaire notre propos. La voici en substance : un analysant qui vient voir Lacan de province et fait plusieurs séances dans la journée, toujours plus fulgurantes les unes que les autres, arrive à sa énième séance du jour, entre dans le cabinet de Lacan, dépose le prix de sa séance sur son bureau et s’apprête à le quitter aussitôt. Lacan lui lance alors : « Cher, vous prendrez quand même le temps de vous installer. » Car, certes, il faut payer le prix de sa séance en monnaie sonnante et trébuchante, mais il le faut d’abord en y mettant « de sa peau » (1). « Le sens du savoir [analytique] est tout entier là, disait Lacan, que dans la difficulté de son exercice est cela même qui rehausse celle de son acquisition » (2). Du reste, les anecdotes sur Lacan et son maniement de l’argent sont souvent savoureuses, mais prêtent à mille et une interprétations. Ses ennemis y voient matière à alimenter leur haine du maître, ses élèves et ceux que son enseignement oriente s’en amusent et en tirent quelques leçons, y décelant son désir d’analyste et son inimitable style. Une anecdote ne dit rien d’autre que ce que l’on veut y voir, sauf peut-être quand celui qui la raconte en est l’un des principaux protagonistes et qu’il peut témoigner de la façon dont il l’a vécue, et qu’il peut dire encore les effets d’interprétation qu’elle a eu sur lui. C’est ici tout l’enjeu de la rubrique « L’argent sur le divan de Lacan », une rubrique dédiée aux témoignages d’analysants de Lacan (eux-mêmes presque tous devenus analystes) sur la façon dont il en a fait usage avec eux.

 

La rubrique « Enjeux cliniques » est quant à elle consacrée à la façon dont l’argent se présente en analyse, sous divers aspects. Elle montre comment la chose indexe la jouissance des sujets qui se livrent à cette expérience, et la façon encore dont elle se traite, au cas par cas, par la grâce d’un analyste qui fait alors exister le discours analytique. La rubrique « Argent : totem et tabou » dont le titre est emprunté à celui d’un récent article de Jacques-Alain Miller (3) – aborde la question de l’argent sous son versant théorique, usant des concepts lacaniens pour tâcher, sinon d’en percer la nature, du moins d’en éclairer quelques-uns des enjeux. Car si un numéro de revue n’est pas fait pour épuiser le thème dont il s’empare, celui-ci en particulier ne fait qu’ouvrir aux questions qu’il suscite. Aussi sème-t-il quelques jalons propres à ouvrir une réflexion sur ce to-thème resté tabou. Et comme par un fait exprès, le livre de Pierre Martin, Argent et psychanalyse (4), fait justement l’objet d’une réédition aux éditions Navarin / Le Champ freudien cet automne. Ils s’accompagneront et s’enrichiront réciproquement, je le parie. Mais pour ouvrir ce numéro, Jacques-Alain Miller justement, offre sa participation à l’incontournable rubrique « En ligne avec… ». Vous le verrez, il y répond aux questions on line de la rédaction du tac au tac, en quelques mots, visant, ciblant et tapant chaque fois dans le mille.

 

Disons encore un mot du contexte dans lequel ce numéro paraît : la crise financière, qui date pourtant d’hier, n’en finit pas de faire l’actualité, en France en particulier. C’est que ses effets se font toujours sentir et que son ressort le plus profond réside dans l’absence de sujet supposé savoir établir les règles du jeu économique mondial (5). Sans pilote (personne physique ou institution) en ce navire, l’égarement règnera là, faisant des dégâts sur son passage. C’est que l’argent est le nerf de la guerre, même en temps de paix (il n’est qu’à s’interroger sur les sommes engagées dans le troisième « Plan autisme » pour s’en convaincre). L’air du temps est en tout cas saturé de ces préoccupations relatives à la crise, dont LCD se fait enfin l’écho, par accident pourrait-on dire, à travers le regard de ses deux invités, l’éditorialiste Jacques Julliard qui, s’il ne dédaigne pas l’argent, y dit son rejet du « fric », et Christian Pellerin l’ex-richissime promoteur immobilier, redevenu simple riche parmi les riches, qui exporte aujourd’hui son désir de bâtir au Brésil entre autres. Ils nous livrent en effet deux visions antagonistes du rapport qu’on peut entretenir à l’argent. La rencontre de ces deux figures, outre des caractères bien trempés, révèle à quel point parler d’argent est encore, et alors même que les tabous tombent les uns après les autres, chose délicate. Ils s’y emploient pourtant l’un et l’autre. Vous verrez qu’ils se livrent en se dérobant, et pas tant par pudeur que parce que la chose est, sinon impossible à bien dire, du moins malaisée. Plus tabou que totem pour l’un, l’argent est plus totem que tabou pour l’autre. Vous vous reconnaîtrez donc plus en l’un qu’en l’autre, ou plus en l’autre qu’en l’un. Vous vous direz que chacun d’eux a parfois raison, mais aussi qu’il a tort. L’un d’eux vous exaspèrera, à moins que ce ne soit l’autre. Cela vous regarde. Ces deux entretiens ont le mérite de dénuder ce fait que la vérité ment davantage à l’évocation de certains sujets qu’à d’autres – l’argent en fait incontestablement partie. Ni Jacques Julliard ni Christian Pellerin ne délirent pourtant, disons, ni plus ni moins que tout le monde (6). Et puisque LCD se targue de ne pas se limiter au thème phare de ses numéros – celui ci est déjà pourtant si riche ! –, la rubrique « Lacan dans le monde » se penche sur ce qu’une mère transmet en tant que femme, les « Élucidations dans le tumulte » interrogent pêle-mêle la place de la surprise dans notre époque, le divorce opéré par Lacan avec la notion de nature ainsi qu’une réflexion sur l’un des nouveaux champs de bataille de la psychanalyse, à partir des débats que le « mariage pour tous » a soulevés il y a quelques mois. « La plume alerte » taquine quant à elle les théories de Judith Butler dans une étude rigoureuse. Enfin, l’art est élevé à la dignité d’interprète de la civilisation dans « La pause freudienne » qui nous présente quelques œuvres d’Edouard Levé, quand Gérard Wajcman se livre, dans notre rubrique « Exthème », à une lecture de l’œuvre d’art la plus chère du monde : la célèbre vanité de Damien Hirst, For the Love of God.

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1. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 89.

2. Ibid.

3. Miller J.-A., « L’argent : tabou français, totem américain », Le Point, 13 décembre 2012.

4. Martin P., L’argent et la psychanalyse, Paris, Navarin, 1984.

5. Ce que Jacques-Alain Miller pouvait justement avancer dès 2008 dans Marianne (cf. « La crise financière vue par Jacques-Alain Miller », Marianne, 10 octobre 2008).

6. Nous employons ici le terme de délire dans l’acception que Lacan lui donne quand il affirme que tout le monde délire (cf. Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar, n° 17 / 18, printemps 1979, p. 278).

 

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