Charles Laughton cultivait les fleurs avec dévotion. Inlassable, il leur consacrait temps, attention et soins. De la campagne anglaise aux collines hollywoodiennes, sans relâche, il bêchait, ensemençait, repiquait, tuteurait et taillait. Il s’adonnait au jardinage avec une ferveur que n’égalait que sa passion dévorante pour la comédie. Il s’était pris d’une tendre affection pour ses massifs de fuchsias chamarrés, à fleurs pourpres et blanches, s’enorgueillissait de la robustesse de ses rosiers et honorait ses belles-de-nuit d’un tête-à-tête quotidien. À ses côtés, ses hôtes se laissaient volontiers ravir par le spectacle qu’offrait l’harmonieuse ordonnance des plates-bandes fleuries, bosquets verdoyants et allées gravillonnées de son jardin. Rien, pas même l’échec d’un film ou une piètre performance théâtrale, ne le désespéra tant que le glissement de terrain qui fit sombrer une parcelle de ce jardin chéri dans le Pacifique.

Le temps que Charles ne consacrait pas à l’horticulture était employé à cultiver son art. Son goût pour la comédie avait germé dans sa ville natale, Scarborough, une petite station balnéaire anglaise. Il fut élevé à l’hôtel Victoria, modeste pension bourgeoise conduite avec fermeté par sa mère, Eliza Laughton. C’est au cœur d’un joyeux tumulte de femmes de chambre, de garçons d’étage, de réceptionnistes et de liftiers qu’il grandit.

Il éprouvait en silence de l’admiration mêlée de crainte pour sa mère qui régnait en despote sur l’entreprise familiale. Ambitieuse de se distinguer, Mme Laughton se porta acquéreur du Pavilion Hotel dont elle fit un établissement de grand standing. Une fois par an, elle se rendait à Londres renouveler sa toilette et s’apprêter pour la nouvelle saison ; parée de ses plus beaux atours, elle gratifiait alors ses pensionnaires, soir après soir, d’une théâtrale apparition du haut de l’escalier principal. Rien ne lui aurait fait contrevenir à ce précieux rituel dont le spectacle quotidien devait impressionner durablement le petit Charles.

Le beau monde attirait Mme Laughton. Avaient été notablement exclus de cette noble société les gens de théâtre, qu’elle avait irrévocablement condamnés comme anathèmes. Longtemps, Charles se souviendra d’une élégante aperçue au détour d’une promenade, vêtue d’étoffes chatoyantes aux larges motifs floraux. Piqué, il questionna sa mère : « Mother, who is that lovely lady ? ». La réponse cingla pleine de mépris : « Hush dear ! That’s a theatrical ».

« Mark my words, you’ll finish up on the stage », était la remontrance favorite de la mère de Charles. Les admonestations maternelles faillirent toutefois à déraciner un attrait grandissant pour le monde du spectacle. Interdit de sortie théâtrale, l’enfant allait irriguer sa passion naissante sur les plages de Scarborough où se produisaient parfois des troupes de clowns ambulantes. Souvent il les suivait de loin, le long du rivage. À l’insu de ses proches, un authentique don pour la comédie se mit à bourgeonner en lui. Dans le plus grand secret, il s’enfermait tous les jeudi après-midi dans la lingerie de l’hôtel pour y déclamer des vers – en draps et chiffons de parade, taie d’oreiller sur la tête – à une petite blanchisseuse ensorcelée. Charles passa maître dans l’art de déjouer la vigilance parentale. Il avait pris l’habitude d’assister en catimini aux quelques représentations théâtrales qui se donnaient dans les environs. Il poussa l’audace jusqu’à se joindre aux membres d’une troupe de théâtre amateur.

Vint l’heure de l’épanouissement. La rupture fut rapidement consommée : Charles abandonna les cahiers de comptabilité du Pavilion Hotel à son frère et partit à Londres cultiver son désir de théâtre à la Royal Academy of Dramatical Art. Peu après, il épousa Elsa Lanchester, future Fiancée de Frankenstein, artiste bohème et charmeuse de serpents. Ils s’installèrent dans l’ancienne maison de Karl Marx. En pleine sève, le talent de Charles Laughton éclata alors aux yeux du public et de la critique.

Dans le circuit théâtral de Londres comme sur les plateaux de cinéma d’Hollywood, le brillant acteur qu’était devenu Charles revendiquait un statut, sinon d’artiste, du moins d’amateur, au sens premier du terme. Les professionnels, se plaisait-il à répéter, ne valaient guère mieux que de vulgaires prostitués. Aimer son art lui réclamait de cultiver des domaines créatifs différents de celui de l’interprétation propre. Il attisait son inspiration en allant puiser dans les ressources que lui offraient les autres arts.

Ainsi de la peinture et de la littérature, dont il faisait ses délices. Son goût artistique était réputé délicat, sûr et intransigeant. Sa collection de tableaux avait été assemblée avec le soin et la discrimination qui caractérisaient sa collection de fleurs. La pièce majeure en était un Jugement de Pâris de Renoir, chèrement acquise à New York. Il se raconte que Charles répéta les visites de courtoisie à Pâris et aux Trois Grâces, se rendant quotidiennement à la galerie faire sa cour à la toile avant d’en finaliser l’achat. Il pouvait passer de longues et délectables heures à s’abîmer dans la contemplation de ses tableaux, allongé à même le sol.

Fin gourmet, il régalait ceux de ses proches qui partageaient son appétit littéraire de lectures impromptues. C’est avec le plus profond sérieux qu’il réclamait silence et attention de la part de son auditoire, bannissant de ces séances chiens et horloges stridentes. Il se consacrait à la lecture jusqu’aux plateaux de tournage. Lorsque le doute le frappait ou que l’inspiration renâclait à l’investir, il proposait une lecture, le plus souvent d’un passage de la Bible. Il quittait alors le plateau, l’équipe à sa suite, au grand désarroi des réalisateurs et producteurs.

Il eut toujours grand soin, enfin, de cultiver l’exécrable réputation d’excentrique et de désinvolte – d’amateur au sens péjoratif du terme – dont il jouissait depuis ses débuts théâtraux. Victime d’une anxiété plombante, d’un désespoir inhibant qui le mettaient en proie à d’inopportunes pertes de mémoire, il supporta sans chercher à les réfuter les accusations répétées de cabotinage. De plus, douloureusement conscient de sa physionomie (il avait coutume d’attirer l’attention de ses interlocuteurs sur sa « face de pudding »), il négligea d’entrée de jeu son apparence et son image. Sa mise dégingandée et sa propreté douteuse soulignaient cruellement la disgrâce de ses traits et révoltaient parfois certains de ses partenaires. Quelques producteurs hésitèrent même, en dépit de ses nombreux succès, à engager ce repoussant personnage. Toutefois si la légendaire Tallulah Bankhead, rebutée par son allure grotesque et ses ongles crasseux, refusa de lui serrer la main, ils furent nombreux, ceux qui succombèrent à son charme, telle Marilyn Monroe qui répéta à l’envie qu’elle tenait Charles pour être l’homme le plus sexy qu’elle ait jamais rencontré.

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