Le sujet aimé est atopos, inclassable, disait Barthes. C’est un morceau de la vérité qu’il détient que le deuxième séminaire « A Lacan sa lacune », organisé par la Règle du jeu et animé par Alexis Lacroix, a transmis. Consacré à « L’amour de Lacan », il réunissait, autour de Jacques-Alain Miller, rédacteur du séminaire, Lilia Mahjoub, Dominique Miller, François Regnault et Benoît Jacquot, qui ont chacun livré quelque chose de ce qui faisait la singularité de leur lien à Lacan et réalisait la métaphore de l’amour.
Lilia Mahjoub évoque ainsi l’amour de l’analysante sous les habits du transfert. Des psychanalystes, elle en avait rencontré, avant d’arriver chez Lacan. Mais aucun ne lui avait donné envie de les revoir. Le désir n’y était pas. Et pour cause. La vie même semblait les avoir quitté, à l’image du « numéro 4 » de la liste, aux allures de « croque-mort ». Celui-là aurait volontiers loué son divan à l’analysant pour qu’il puisse y mourir à petit feu, mais comme le découragement n’est pas le fort de Lilia Mahjoub, elle avait décampé, et atterri chez Lacan. Celui qu’elle dépeint comme d’une « simplicité absolue » était aussi celui qui savait tailler sur mesure, pour chacun, ce qui lui permettrait de ne pas se figer devant son impossible. Toujours « encourageant », Lacan l’était, mais il faisait bien plus. Il savait incarner le réel pour « faire tomber les limites imaginaires ».
Il provoquait la surprise, pouvait crier par la fenêtre ses interprétations, poursuivre un patient dans l’escalier… Car c’est de la discontinuité, du risque qui frappe l’acte analytique qu’émerge le désir endormi du patient. De celui qui veut garder bien au chaud sa jouissance. Lorsqu’une seule fois, François Regnault avait manqué sa séance, il avait ainsi reçu un appel du Dr Lacan qui lui disait : « Je ne vous vois pas beaucoup aujourd’hui… ». Le soir même, l’analysant était de retour. Dominique Miller livre quant à elle un souvenir qui dit à quel point Lacan savait aussi prendre acte du réel et s’appliquer à lui-même ce qu’il créait et enseignait. En septembre 1981, elle lui présente sa fille, qui vient de naître. Il lui dira un mot. « Au revoir ». Un accueil au monde sous forme d’adieu, un « bienvenue » qui ne ment pas et trouve tout son prix dans l’authenticité du dire auquel Lacan ne déroge pas.
Aimer Lacan, comme l’a dit François Regnault, c’est être fidèle à son enseignement tout en se méfiant des exclamatifs, de l’admiration outrancière qui dissimule mal la haine. Jacques-Alain Miller note ainsi qu’étrangement, ceux qui ont eu la parole jusqu’à maintenant faisaient carrière sur le mauvais souvenir de Lacan. Ceux qui ne l’aimaient pas et que Lacan n’aimait pas étaient entendus, conviés à toutes les tribunes pour mieux le salir et éclabousser les « moutons » qui l’aimaient et dont les témoignages de ce dimanche font rupture. Ceux-ci ne fouillent pas dans ses poches. Ils évoquent spontanément la délicatesse et l’attention de celui qui avait aussi une vie avec des proches qu’il aimait. Ceux dont s’entourait Lacan n’étaient pas habités par un mauvais objet et la félonie n’était pas inscrite sur leurs visages. Au premier regard, il se passe quelque chose là qui vaut signature pour le sujet. Lacan le savait, et lorsqu’il a rencontré Benoît Jacquot, c’est le visage et la loyauté qui ont parlé pour lui et ont décidé d’emblée du « oui » de Lacan à être filmé.
Aujourd’hui, dit Jacques-Alain Miller, les « moutons sont enragés » et prennent la parole. Ils rendent hommage à Lacan et à sa réinvention de l’amour. Ce n’est pas de l’amour imaginaire qu’il est question. Le tour de force consiste à dégager un bout du réel de l’amour symptôme qui est passé à l’analyse et laisse à ceux qui l’ont connu l’idée que le savoir est le ressort essentiel de l’amour de transfert.

Tagged with:
 

Comments are closed.