AURELIE PFAUWADEL. Lacan le dissonant. Il y a ceux qui pensent rendre hommage à Lacan en le faisant passer à l’Histoire, refoulant toujours plus sa mémoire sous la stèle qu’ils sont si fiers de bâtir en l’honneur du grand homme et de son œuvre. Jean-Claude Milner fait parti, à l’inverse, de ceux pour qui les élaborations de Lacan n’appartiennent nullement au passé, mais constituent une nourriture quotidienne, une respiration présente qui aide à penser et à vivre.

L’ouvrage Clartés de tout présente une série de six entretiens, menés par les psychanalystes Fabian Fajnwaks et Juan Pablo Lucchelli, qui l’interrogent sur la manière dont son œuvre ne cesse de tirer les conséquences radicales de la psychanalyse et des avancées de Lacan – à l’opposé des philosophes post-lacaniens qui se servent de Lacan pour « continuer comme avant ». Selon J.-C. Milner, la psychanalyse freudienne et lacanienne oblige à reprendre, à réécrire l’ensemble des textes philosophiques, et même l’ensemble des textes de savoir possibles : « Il n’y a pas de savoir qui soit immune à l’émergence de la psychanalyse » (p. 52). De là, sans doute, le titre énigmatique et agalmatique de l’ouvrage : Clartés de tout.

Car le linguiste soutient que cette entreprise de réécriture doit passer par la « théorie des touts », là où, selon lui, tout texte de savoir touche à la grammaire du mot tout (et donc à la question de l’universel). À ce titre, J.-C. Milner utilise de manière féconde la logique du tout et du pas-tout de Lacan, qu’il traite – notamment dans Les Penchants criminels et Le Juif de savoir – comme « un modèle qui admet des interprétations empiriques multiples » (p. 50).

                En 1963-64, la présentation des textes lacaniens faites par Jacques-Alain Miller au séminaire d’Althusser fut la scansion décisive qui l’amena à lire Lacan mot à mot. Ce qui l’intéressait chez Lacan, ce n’était pas la ressemblance avec la linguistique structurale, mais « plutôt les différences, l’en-plus » (p. 9), pas le consonnant, mais le dissonant. Lacan permet de « penser par détails » – non « de manière massive » – ce qui ouvre un accès à l’ « universel difficile », et épargne quelques bourbiers (p. 32).

                Au fil de ces entretiens foisonnants, J.-C. Milner examine les véritables enjeux du structuralisme ; il distingue les fondements de l’universel « genre humain » chez Lacan, Aristote et Mauss ; il oppose les noms sexuel (dont il fait le sténogramme de la proposition « il n’y a pas de rapport réel ») et sexualité (lieu géométrique des réinterprétations imaginaires du réel sexuel) ; enfin, il affirme de manière étonnante et provocatrice : « au sens strict, il n’y a pas de sens à parler du style de Lacan. » Si le style expose l’intime, l’art d’écrire de Lacan, extime, serait plutôt « quelque chose comme un exostyle ».

La clarté – pas sans la distinction !

 

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