Le « pour tous » contemporain par Aurélie Pfauwadel

 « Le psychiatre pourrait bien, après tout, s’apercevoir de la fonction des murs auxquels il est lié par une définition de discours. Car ce dont il a à s’occuper, c’est quoi ? Ce n’est pas d’autres maladies que celle qui se définit par la loi du 30 juin 1838, à savoir quelqu’un de dangereux pour soi-même et pour les autres. » (Je parle aux murs, p. 106). Dans ses conférences faites à Sainte-Anne en 1971-72, Lacan donne la « raison des murs » de l’hôpital psychiatrique, et en restitue la logique par la voie des quatre point cardinaux (S barré, S1, S2, a) ordonnant ses quatre discours. C’est par rapport à ces quatre termes que le psychiatre doit situer ce qu’il est. Ces murs de pierres ou de béton – dont la fonction est d’« entourer un vide », le trou de l’objet a – sont le produit d’un discours. Il faut bien reconnaître, affirme Lacan, que « ce dont il s’agit dans la ségrégation de la maladie mentale », c’est du « discours du maître » (p. 95). Lacan rejette toute définition de la maladie mentale qui masquerait cette dimension de maîtrise essentielle à la psychiatrie. C’est ce qui permet à Lacan de comparer, non sans provocation, les murs des hôpitaux psychiatriques français et ceux de l’URSS : entre les deux, nulle différence de structure. Les opposants politiques ? « Il est bien évident qu’ils sont dangereux pour l’ordre social où ils s’insèrent. » (p. 107).

Les débats de l’Observatoire, mercredi 30 novembre au soir, ont ouvert leur cycle de discussion par l’étude et l’interrogation du texte de Guy Briole « La raison des murs », mis en ligne deux semaines auparavant sur le site de l’ECF. Le principe de ces soirées novatrices, conçues par Agnès Aflalo, est de consacrer ainsi la totalité de la soirée à débattre avec l’auteur du texte, en le questionnant de manière serrée, afin d’en extraire les enjeux cruciaux.

En ce qui concerne la nouvelle loi du 5 juillet 2011 sur l’organisation des soins en psychiatrie, les difficultés se sont avérées multiples. Le Juge des Libertés et de la Détention (JLD) a acquis une place centrale dans le dispositif psychiatrique. Il contrôle désormais de manière systématique le bien-fondé des hospitalisations complètes sous contrainte dans la durée, et intervient aussi en d’autres occasions. Cette mise en jeu nouvelle du juge constitue le point principal de basculement de cette loi, selon Jean-Daniel Matet, qui y lit un  changement complet de paradigme. Nous somme passés en psychiatrie d’un régime de la « science spéciale », d’un abord spécifique du « fou » au un par un, au régime de la loi commune et générale, qui ne fait plus de cas particuliers pour le fou.

A. Aflalo a fait valoir les deux faces de ce « pour tous ». D’un côté, cette loi signe la fin des zones de non-droit qui pouvaient exister en psychiatrie ; de l’autre, on assiste à une criminalisation du symptôme, et la construction de cette loi est l’effet de l’évaluation, du remplacement de la clinique par les TCC. L’évaluation introduit, en effet, la mesure pour tous. La secrétaire d’État chargée de la santé, Madame Nora Berra (citée par Pierre Stréliski), l’indique : « la loi s’inscrit dans l’évolution que vous avez vous-même donnée à vos pratiques ». Selon G. Briole, c’est surtout la pharmacologie qui, en psychiatrie, est venue remplacer l’absence complète de clinique : il s’agit de trouver un traitement purement médical. Le réel de la libido est éjecté – pointa A. Aflalo – il n’y a plus que l’organisme et le cerveau qui sont examinés.

G. Briole démontre, en effet, dans son texte, que la subordination des psychiatres aux juges et aux Préfets est la conséquence logique de leur subordination préalable aux laboratoires pharmaceutiques. Sa thèse est très clairement formulée : « Tout ce qui s’est perdu du côté de la clinique est repris par le législateur. » Les psychiatres n’écoutent plus les patients et se contentent d’appliquer des protocoles. Ils ont forclos le sujet chez le patient, traité pour des troubles mentaux comme un malade quelconque, et parallèlement, ils se sont éliminés eux-mêmes comme sujet dans le processus de soin. Dans cette psychiatrie sans sujet, la « clinique » dont parle G. Briole et qui tend à disparaître n’est pas tant un savoir ou une technique qu’un certain rapport de désir à désir qui tient compte de la dimension du transfert. L’état de déliquescence actuel de la psychiatrie est dû à l’abandon de la clinique psychanalytique. 

G. Briole interprète la « psychiatrerie » évoquée par Lacan dans Je parle aux murs au niveau de la responsabilité individuelle. Les psychiatres orientés par la psychanalyse savent ce que c’est que d’être responsables, et ne se cachent pas derrière les administratifs, ni ne se dédouanent sur les médicaments. Ils sont conscients du « service social » qu’ils doivent assurer (p. 14), et le pratiquent au un par un, attentifs à la singularité des patients. La psychiatrerie est, à l’inverse, la tentative des psychiatres de se soustraire à leurs responsabilités. Lacan forgea ce mot pour qualifier l’antipsychiatrie : « L’antipsychiatrie est un mouvement dont le sens est la libération du psychiatre » (p. 14). Cette fuite devant la responsabilité prend aujourd’hui une tournure certainement moins sympathique qu’à l’époque : la loi du 5 juillet 2011 a été notamment voulue par un courant de psychiatres, incompétents cliniquement, qui ont préféré s’en remettre au juge plutôt que de prendre leurs responsabilités quant aux risques de passages à l’acte.

 Les psychiatres sont décrédibilisés dans la société même, comme le montrent les réactions de la société norvégienne à la déclaration d’irresponsabilité d’Anders Behring Breivik (diagnostiqué « schizophrène paranoïaque » !). En France, on ne fait plus confiance aux psychiatres pour assurer la sécurité des citoyens, mais davantage au JLD. C’est précisément parce que les psychiatres ont cédé sur leur responsabilité éthique, qu’ils en sont venus à être accusés, à chaque fait divers, d’irresponsabilité par les politiques. C’est dans cette faille-là que le juge a été introduit, et les psychiatres mis sous tutelle.

Cette loi ne fait que renforcer cette crise de la responsabilité : avec la multiplication des certificats médicaux et administratifs à remplir, le psychiatre se transforme en bureaucrate, amené à signer des papiers concernant des patients qu’il n’a même plus le temps de recevoir. Ce qui inquiète désormais les psychiatres, c’est de bien remplir les documents, de respecter parfaitement les protocoles, afin d’être couvert en cas de problème. Peu importent les soins. Le patient sort, il se suicide : si tout a été fait correctement, le psychiatre n’est pas responsable. 

Le deuxième volet de notre soirée de l’Observatoire fut consacré à la discussion avec Pierre Stréliski sur une autre modalité du « pour tous » contemporain : celle véhiculée par les médias et la notion de « santé mentale ». La promotion de cette expression de l’OMS dans les médias est l’effet du discours capitaliste. Ève Miller-Rose le notait : le passage de la maladie mentale à la santé mentale est un moyen d’élargir la cible des consommateurs visés. Comme le dit Jean-Louis Servan-Schreiber (de la direction de Psychologie Magazine) : « La psychologie, ce n’est pas que pour les gens qui vont mal, c’est aussi pour les gens qui vont bien. » La santé mentale ? Elle existe, dit P. Stréliski : dans les médias où l’on constate « la prise de pouvoir des nouveaux pousse-au-jouir » qui prétendent combler les individus. Les médias incarnent une forme d’injonction douce, d’autant plus inquiétante qu’invisible, au service du marché et du capital. Cette hygiène du Souverain Bien dissimule la férocité du fait qu’il faut vendre du Coca-Cola et faire jouir le spectateur pour qu’il soit opérationnel pour la consommation (cf. le président de TF1 qui invite à la décérébration). Mais attention, précise A. Aflalo : le discours capitaliste n’est pas imposé du dehors par un Autre méchant visant l’exploitation. Chacun en est acteur !

Certains sujets essayent d’échapper à un ennui mortel en regardant la TV comme s’ils se dopaient à une drogue : la TV constitue le nouvel opium du peuple, une sorte de « tentative de guérison » par le sujet souffrant. Quelle théorie devons-nous nous faire, du point de vue de la psychanalyse lacanienne, du rapport qu’entretiennent les sujets avec les médias ? La télévision peut avoir un effet suggestif ou hypnotique, mais il ne s’agit pas de postuler un rapport de détermination comportementale directe, ni d’ôter au spectateur/lecteur toute capacité de réaction ou sens critique (ce qui serait adopter un point de vue TCC). Il est possible d’adopter une « attitude non endormie » vis-à-vis des médias. Deux noms viennent à P. Stréliski : Gérard Wajcman et Lacan Quotidien.  

Publié dans le N°109 de Lacan Quotidien

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