Le moment républicain par Pauline Prost

 

Dans ce lieu de mémoire qu’est, pour tous les lacaniens, la salle Dussane de l’Ecole Normale supérieure, nous a été présenté, ce samedi, un personnage dont le travail de Blandine Kriegel (1) nous révèle qu’il hante l’Europe, non certes comme un spectre, mais porteur cependant d’une “prometteuse étrangeté”: il s’agit de Guillaume d’Orange, fondateur, à l’enseigne des Provinces Unies, du premier État républicain. Figure éponyme du “Prince moderne”, il représente, annonce Jacques-Alain Miller dans sa présentation “la bascule décisive de notre monde, et une trouée vers l’avenir, voire un mathème de la modernité”.

Le commentaire de Blandine Barret fut enchâssé dans un débat captivant auquel J.-A. Miller, Bernard-Henri Lévy, Lilia Mahjoub, Marie-Hélène Brousse, Philippe La Sagna et Eric Laurent, ainsi qu’Alexandre Adler apportèrent leur concours.

Le miracle de ce “moment hollandais” se mesure à la série des oxymores que les échanges ont fait surgir: l’oxymore n’est pas seulement une figure de rhétorique, mariant les contraires, il porte aussi le défi sur la contradiction, déjoue la dialectique, néglige les médiations, s’interdit les ruses de la raison. Il engendre des chimères, dont la première est la notion d’État républicain : conjonction improbable, impossible jusque là, entre la tradition républicaine des cités, antiques ou médiévales, et  l’État impérial, dressant ainsi, à l’image d’Athènes contre les Perses ou la Macédoine, les provinces de Hollande contre Philippe Deux.

Portret van prins Willem I 'de Zwijger' van Oranje- Nassau (1533-1584) Adriaen Thomasz. Key

Le paradoxe d’une Puissance républicaine (la force de la loi) fait surgir, au cœur de cette nouvelle langue politique forgée par les juristes et des penseurs tels que Rousseau ou Spinoza, contre le droit Romain, un second oxymore, une nouvelle chimère, la notion de Droit naturel, qui n’a de sens que si cette “nature” est invoquée en termes religieux, opposant le message biblique à l’arbitraire des tyrans. Inscrire dans le Droit les normes et valeurs sociales diffusées par la religion, mais ainsi laïcisées, tel est le tour de force du spinozisme,  dont la Révolution française et les actions contemporaines  en faveur des Droits de l’homme sont les héritières.

Enfin, troisième oxymore, l’invention paradoxale d’une “république démocratique” : il n’est pas si facile, en effet, d’accorder ces deux concepts, qui sont pourtant souvent confondus. La république garantit l’état de Droit, par sa Constitution, la démocratie est le gouvernement du peuple. Mais le Peuple peut choisir un tyran, inversement, la République est infiltrée par l’aristocratie des législateurs, de tous les corps bureaucratique qui font appliquer les lois. L’appel à une république plus démocratique a résonné dans les interrogations sur l’Europe, car, si la réussite de Guillaume fut aussi celle des penseurs et des alliances européennes, elle nous permet peut-être de concevoir une République européenne, que la tension entre l’État, les frontières nationales et la volonté des peuples, laissent en l’état actuel d’un “objet politique non identifié” (B.H.L.)

Prince moderne, Esprit du monde sans cheval, condottière taciturne, jeune matamore et vieillard mélancolique, tel est Guillaume à travers ses hétéronymes. Arrêtons-nous au plus flatteur : “Moïse flamand“, et, puisque le débat nous a permis de partager nos langues, allons à la rencontre du Moïse de Freud, dans son étrange duplicité. Moïse, ce dispensateur des commandements qui régissent, de toujours, les sociétés humaines, mais aussi instrument d’un Dieu cruel, obscur et belliqueux. On peut y voir l’allégorie de tous nos oxymores: ils désignent, dans la langue politique le conflit de la force et du Droit, dans la langue lacanienne, l’impossible conjonction du symbolique et du réel: il y faut une médiation imaginaire, dont cette conversation a esquissé trois modalités (mais y-en-a-t-il d’autres?) : la nation, la religion, l’identification à un signifiant-maître, celui de l’exception. Ces trois instances sont porteuses d’idéal, aimantent le désir, mais conduisent, toujours, à la guerre. Le “moment hollandais”, réussissant leur nouage, en a conjuré les démons, offrant à l’histoire de l’Europe une direction inattendue.

(1) Blandine Kriegel, La république et le Prince moderne, P.U.F., 2011, 398 pages.

Publié dans le N°107 de Lacan Quotidien 

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