Empruntez ce long escalier de petites marches bordées de pierres florentines disposées là pour vous empêcher de glisser comme si vous étiez un cheval ou un âne. Nous sommes à Rome, aux Scuderie del Quirinale. Gae Aulenti est l’architecte qui sut les transformer en musée, en conservant toutefois la rampe pour animaux, peut-être pour vous rappeler, à vous autres Visiteurs, qu’un scénario à chaque fois sans pareil sera ouvert devant vos yeux dans quelques mètres.

Vous voici enfin à l’entrée. Là, vous attend la Madonna col Bambino de la Galleria Palatina de Florence. L’air un peu maussade, la Vierge ne s’occupe pas de l’Enfant qui lui offre un grain de grenade. Ce tableau n’est pas de Filippino Lippi, ni de Sandro Botticelli – les peintres qui sont ici célébrés – mais de Filippo Lippi. Le sujet est énoncé dans le titre du tableau mais au second plan, dans un espace au style flamand, est racontée la naissance d’une petite fille qui n’est autre que la Vierge Marie.

Pourquoi mettre au premier plan une œuvre du père dans une exposition qui célèbre le fils ? Et pourquoi le Gabinetto Disegni e Stampe degli Uffizi réitère ce choix énigmatique de proposer au visiteur un tableau du père au côté d’un autre du fils, en présentant le Studio di testa femminile con velo du père – que le fils va reproduire dans le Studio di testa femminile con cuffia – dessin qui servit de modèle au visage de la Madonna Guidi, à celui du Tondo Corsini et, avec de petites variations, au visage d’autres Madones peintes par Filippino Lippi.

Est-ce dans l’intention de la cacher que les organisateurs de l’exposition mentionnent l’énigme dans un commentaire de la Madonna col Bambino de Lippi père en affirmant que ce visage n’est pas celui de Lucrezia Buti, c’est-à-dire de la religieuse que Filippo Lippi, frère carmélite, avait mise enceinte, sans que l’on sache très bien si elle était dans le rôle de pénitente ou de modèle. Les dates révèlent, par contre, la liaison dangereuse. Il est certain que le petit Filippino n’a pas eu les soins de sa mère, obligée à entrer aussitôt au couvent jusqu’à la réduction à l’état laïc des deux amants par Pie II, Enea Piccolomini, le premier Pape de la Renaissance italienne, lequel savait bien ce qu’était la concupiscence.

Manque de soins maternels ? Idéalisation du rôle de sa propre mère absente, présente uniquement comme femme aimée dans le regard du frère peintre ?

Le fait est que le fils peintre perpétue le visage de cette femme et la sanctifie.

Nous savons également qu’il se produit à cette époque un étrange renversement au cœur de l’iconographie mariale : la statique byzantine Theotokos, la Mère de Dieu, se transforme en une femme humaine, trop humaine. Ce renversement est sans doute la conséquence de cet amour courtois encore une fois célébré par Filippino Lippi dans la toile de la Badia Fiorentina où la Vierge, que Dante avait déjà présentée comme son troubadour mystique, apparaît à saint Bernard.

La psychanalyste du Pape Melville du film Habemus Papam de Nanni Moretti se serait satisfaite de cette explication. Nous ne le fûmes pas. Nous avons cherché à savoir sur quelle figure paternelle le jeune Filippino, âgé de 12 ans s’est appuyé lorsque mourût son père, laissant inachevées les fresques à la cathédrale de Spoleto. 

Nous savons que Sandro Botticelli, son aîné de quelques années, l’accueillit dans son atelier, non pas comme garçon, mais en tant que pair. Il reconnait le talent du fils de ce peintre auprès duquel il apprend l’art de peindre les grâces féminines.

Filippino montre sa reconnaissance à ce père putatif en le peignant de profil dans l’une des fresques complétant l’œuvre de Masaccio dans la chapelle Brancacci de l’Eglise du Carmel. Avec cette fresque, Botticelli est à l’acmé de sa force et de sa renommée.

Quelques années plus tard, Filippino arrive au zénith de sa renommée, alors que Botticelli se trouve en pleine crise artistique et religieuse, emporté par les questions de Savonarola, le frère dominicain, pendu et brûlé au temps du Pape Borgia, Alexandre VI.

Ne serait-ce pas celui de Botticelli en crise, ce visage de « piagnone » que Filippino prête à saint Jean qui pleure avec Marie le Christ mort, dans ce tableau retrouvé en 2006 par Strehlke au château de Peralada en Catalogne ?

Dans les Vite, en 1550, Vasari écrit sur Filippino : « Restò la fama di questo gentil maestro talmente nei cuori di quegli che l’avevano praticato, ch’e’ meritò coprire con la grazia della sua virtù l’infamia della natività sua, e sempre visse in grandezza e in riputazione. [Dans le cœur de ceux qui l’ont fréquenté demeure tellement la renommée de ce gentil peintre qu’il est mérité de couvrir par la grâce de sa vertu l’infamie de sa naissance, ayant toujours vécu dans la splendeur et la réputation] » .

♦ L’exposition est ouverte jusqu’au 15 janvier 2012.

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