Roland Dubillard, dramaturge lacanien par C. Leguil

Publié dans le N°118 de Lacan Quotidien

Un : Vous avez l’air triste.

Deux : Je suis triste. Et si vous saviez pourquoi, vous seriez triste aussi. J’hésite à vous le dire.

Un : Vous m’offensez. Je ne veux pas rester gai une minute de plus, s’il y a quelque chose que j’ignore, et dont je devrais être triste. M’estimez-vous si peu, que vous préfériez pour moi l’ignorance à l’épreuve amère de la vérité ?

Deux : Du moins ne pleurez pas ! – Le moineau de Georges est mort.

Un : Hélas !

(« Les oiseaux », Les Diablogues et autres inventions à deux voix, L’Arbalète, 1976, p. 289).

Comme Freud avait son bestiaire, celui qui raconte les symptômes et la jouissance de ses patients, l’homme aux rats, l’homme aux loups, le petit Hans et sa phobie de chevaux, Roland Dubillard avait aussi le sien, celui de Naïves hirondelles, de Chiens de conserve, des Crabes, d’Olga ma vache Autant d’animaux pas comme les autres qui venaient nommer ses pièces en donnant une tonalité absurde, dérisoire, mais aussi poétique au monde humain, au monde tel que Dubillard l’interprétait à partir de son regard distancié et de son écoute détachée. Le dramaturge français, auteur des Diablogues, sketchs écrits en 1975 et joués presque sans relâche depuis leur création, est mort mercredi 14 décembre 2011 à l’âge de 88 ans, mais son œuvre est plus actuelle que jamais. Du théâtre de la Bastille au théâtre du Rond Point à Paris, du festival d’Avignon aux diverses scènes françaises nationales, mais aussi privées, les jeunes compagnies comme les plus confirmées, aiment à s’essayer à cet auteur contemporain, dont l’œuvre théâtrale semble à certains égards moins marquée par le temps que celle de Ionesco à qui on le comparait souvent. C’est sans doute le caractère jubilatoire de son rapport au langage, de son ironie à l’égard du monde, de son rapport décalé et inattendu au quotidien, qui continue de séduire ainsi les amoureux du théâtre, mais aussi de nous parler de notre désarroi contemporain, de notre perplexité face au pouvoir des mots, de notre impossibilité à nous dégager des filets dans lesquels la langue nous a attrapés.

Dubillard puisait son inspiration dans les situations les plus prosaïques, comme une location de maison au bord de la mer, une  consultation médicale, un dîner au restaurant, une partie de ping pong, l’achat d’un sapin de Noël, une chamaillerie entre enfants… qu’il savait transfigurer à partir d’un travail sur l’équivoque du langage condamnant les parlêtres au malentendu permanent. Dans ses Carnets en marge, journal  intime publié en 1998, il écrivait que les adultes n’étaient que des enfants qui n’en reviennent toujours pas d’avoir grandi. Son univers avait en effet quelque chose de la naïveté de celui de l’enfance, teintée néanmoins du l’obscurité un brun mélancolique de l’adulte qui sait que le langage, condition nécessaire au dialogue, en est aussi un obstacle irrémédiable… Les dialogues deviennent alors des diablogues, par le diabolique pouvoir de la langue de mettre en déroute tous ceux qui en usent. Dubillard dramaturge, était aussi comédien dans ses propres pièces et son interprétation des Diablogues avec Claude Piéplu au théâtre de la Michodière en 1975 reste un modèle inimitable de performance théâtrale… Roland Dubillard en scène, c’était en effet l’anti-acteur, l’anti-cabotin, celui qui ne cachait pas ses trous de mémoire mais savait semer le trouble chez le spectateur qui ne savait plus si c’était son personnage qui avait oublié ce qu’il devait dire, ou le comédien lui-même qui avait soudain un blanc… Roland Dubillard en scène, c’était une présence singulière, un être-là qui semblait ne rien jouer pour simplement être son propre texte.

J’ai eu la chance enfant, puis adolescente, de faire partie de son entourage par le cercle amical de ma famille. Je garde le souvenir d’un être sombre qui passait son temps cloîtré dans son bureau à essayer d’écrire. « Ne dérangez pas Roland… il écrit », nous disait-on toujours à nous les enfants, alors que nous courions partout dans l’appartement parisien où il vivait rue du Bac, à côté de chez Alexandre Trauner et au-dessus de chez Romain Gary, ou en vacances en Normandie et en Bretagne dans des villas qui auraient pu s’appeler Villa « Le Crabe » comme celle de sa pièce du même nom. Il ne fallait jamais déranger Roland et à l’époque je ne me doutais pas que nous, les enfants, nous l’intéressions au point qu’il ait pu définir ainsi les adultes comme des enfants n’en revenant pas d’avoir enfin le droit d’être des grands. Il était sombre mais son humour perçait sous le masque du poète maudit. Lors de grands repas, en vacances, je me souviens d’une de ses répliques. Alors que l’un de nous voulait se resservir et demandait si les autres hôtes souhaitaient aussi reprendre du plat, et que personne ne répondit, Roland Dubillard lança un « essaie, tu verras bien… ».

Il parlait peu, mais ses interventions scandaient ainsi les réunions comme des phrases qui soudain se détachent du blablabla ordinaire. Plus tard, après plusieurs années où nous nous étions perdus de vue, je le retrouvais lors d’un repas de famille. Alors qu’on me demandait ce que j’étais devenue, depuis que je n’étais plus une enfant, je parlais de mes études de philosophie, il écoutait sans rien dire, puis s’adressa soudain à moi en fin de repas : « quel est ton philosophe préféré ? » C’est bien la première fois que l’on me posait cette question. Je n’avais pas réfléchi. « Je ne sais pas, j’aime bien Kant, Nietzsche, Sartre… » Et lui me rétorqua « Pour moi il n’y a que Lacan ! ». Cette réponse à sa propre question fit certainement son chemin en moi, jusqu’à ce qu’à mon tour, je rencontre la psychanalyse et l’enseignement de Lacan. Pour lui, qui avait aussi commencé par des études de philosophie, il y avait donc Lacan et surtout le théâtre.

Madame : Après tout, Monsieur, vous êtes nos hôtes.

Le jeune homme : Vous êtes nos hôtes.

Madame : Vous l’avez dit vous-même.

Monsieur à la jeune fille : Vous êtes nos hôtes.

Madame : Nos hôtes c’est vous.

Le jeune homme : C’est vous nos hôtes.

Monsieur : Je bois à nos hôtes.

La jeune fille : Il y a quelque chose qui ne marche pas dans cette conversation.

(extrait des Crabes, p. 83, nrf, Gallimard, 1971)

Dialogues insensés, impossibilité d’avancer dans la conversation, tournage en rond, équivoques à l’infini, tel est le climat tour à tour angoissant et hilarant de l’univers Dubillard, climat qui nous renvoie à ce que Lacan avait reconnu comme impossible au sein même de la parole et du langage. Comme les personnages de ses pièces, nous nous confrontons à l’autonomie de la langue qui tel un système indépendant de notre volonté s’emballe et se met soudain à dérailler. Ce qui fait ainsi de Dubillard un dramaturge lacanien, c’est ce don qui lui était propre de révéler ce qui dans la conversation ne marche pas, ce qui fait que parler avec d’autres, ce n’est jamais avancer ensemble dans la même direction, mais se perdre dans les labyrinthes du langage en essayant toutefois de rencontrer une oreille capable de faire résonner l’équivoque le temps d’un éclat de rire partagé devant une scène nous renvoyant à notre propre impossibilité de réduire ce fossé qui nous sépare irrémédiablement de notre prochain.

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