« Je ne peins pas ce que je vois. Mais ce que j’ai vu. »

Edvard Munch

« Je suis un somnambule marchant sur l’arête d’un toit

et je suis certainement perdu dans mes pensées et mes rêves.

Ne me réveillez pas brutalement.

Il ne faut pas non plus m’en arracher

sinon je risque de tomber et de me casser le cou. »

 

Il ne s’agit pas pour nous d’appliquer la psychanalyse à l’art du peintre Edvard Munch. Nous souhaitons plutôt tenter de cerner la fonction que son art prend pour lui. Qu’a-t-il voulu traiter par sa peinture ? Autrement dit, à quel réel s’affronte-t-il ? Comment le traite-t-il avec son art ? Nous nous sommes servis pour répondre à ces questions, des textes de Munch1 lui-même. L’artiste en effet a écrit de nombreux textes courts, tout au long de sa vie, laissant à ses héritiers le soin de juger s’ils seraient publiables.

 

A quel réel Edvard Munch s’affronte-t-il ?

 

Il le dit lui-même : le réel de la mort, à travers de nombreux décès, jalonne sa vie dès son plus jeune âge. Sa mère meurt de tuberculose alors qu’il n’a que cinq ans et l’une de ses trois sœurs meurt de la même maladie lorsqu’il a quatorze ans, évènement qui lui inspirera le célèbre tableau L’enfant malade. Lui-même a été un enfant malade et on a craint pour ses jours. La mort rode et s’immisce dans la vie de Munch. Elle le suit comme une ombre qui ne se laisse pas oublier. Plusieurs textes témoignent de cette présence non voilée de la mort qui lui fait énigme et l’incite dans son art à tenter « d’expliquer la vie et le sens de la vie. Je pensais aussi aider les autres à comprendre la vie. »

Répéter le motif

 

Munch est confronté à l’énigme, dans son rapport au réel. Ce réel lui laisse « une impression » dans sa chair, dans son corps vivant. L’artiste « vibre » sous le coup de l’émotion ressentie. Munch va s’appliquer à capturer ses « impressions » dans ses toiles. Le travail de cet artiste nous frappe par la répétition des motifs : un même tableau est décliné de multiples façons. Chaque motif est l’occasion de saisir un moment vécu dans une nouvelle « atmosphère ». C’est la façon dont l’artiste tente de « reproduire la vie », capture après capture.

L’art comme cristallisation

 

L’artiste est plongé dans un monde composé d’unités de « cristal ». L’opération, qui s’accomplit sur la toile à partir des « impressions » vécues ayant marqué leur empreinte dans le corps même du peintre, est la « cristallisation ». C’est aussi le nom de l’appareillage de jouissance qu’invente E. Munch avec son art.

 

Participation du corps vivant

 

Le corps du peintre – pas simplement sa main tenant le pinceau et son œil appliquant formes et couleurs sur le tableau – participe du processus. L’artiste peint avec son corps. Ceci est attesté, par exemple, dans ce qu’il dit du tableau qui a fait scandale et qui dû être retiré de l’exposition, L’enfant malade :

« J’ai alors découvert que mes propres cils avaient contribués à l’impression que me faisait le tableau – aussi les ai-je suggérés comme des ombres sur la toile. »

Nous pensons que ce tableau a fait scandale, à l’époque, du fait de la représentation, non voilée par l’esthétique, de la douleur devant la mort qui plane sur l’enfant. C’est aussi ce qui fait la modernité de Munch, ce qui fait de lui un peintre de notre temps : l’absence du Beau qui magnifie.

Un monde où « rien n’est mort »

 

Le monde, tel que Munch le construit, est un monde où tout est mouvement, tout est vivant, même la matière inerte. La mort elle-même devient porteuse de vie et chaque être, par sa mort, par sa « mission », participe au grand cycle de la vie. Sa vision trans-substantialiste du monde n’est pas sans rappeler le « rêve pascalien » de la patiente de Lacan2, rêve qui l’entraînait « dans une infinité de vies se succédant à elles-mêmes sans fin possible » et dont elle « s’est réveillée presque folle ». En effet, comment une vie qui n’aurait pas de fin peut-elle être supportable ?

Un monde de vibrations

Pour Munch, les corps communiquent entre eux par des vibrations sonores et lumineuses. Il raconte, dans un mini scénario très cinématographique, comment un mot – ou plutôt la vibration sonore d’un mot – peut donner la mort. Munch, qui vit à l’époque où l’on invente la radio, voit dans cette invention la confirmation de ce qu’il a pressenti et représenté dans ses toiles avec ses « lignes ondulantes » qui sont la marque de cet artiste, des lignes qui animent les formes qu’il peint.

« La ligne ondulante qui domine dans mes peintures et gravures précédentes – est due au pressentiment que j’avais de l’existence de mouvements dans l’éther – le sentiment de liaison entre les corps »

Avec son célèbre tableau, Le cri, et le poème en prose qui l’accompagne, on assiste justement au paroxysme de cette « liaison » qui, sous l’effet de l’angoisse, devient « une contamination »3 entre l’image et ce qui vient la déchirer : le cri.

Mais qu’est-ce que le cri ? Nous savons, grâce à Lacan, que le cri troue le silence, le produit en quelque sorte. Lacan a fait référence à plusieurs reprises dans son enseignement, au tableau de Munch qu’il a même rebaptisé : Le silence. Pour Lacan le cri n’a pas lieu sur fond de silence, c’est le silence qui est causé par le cri. « C’est du silence même que centre ce cri, que surgit la présence de l’être le plus proche, de l’être attendu, d’autant plus qu’il est toujours déjà là, le prochain. […] Le prochain c’est l’imminence intolérable de la jouissance »4. Le cri, à la fois extérieur et participant du plus intime, est l’extime, selon le néologisme de Lacan. Cet extime est la jouissance qu’il nous est possible seulement d’approcher et dont le trop de présence provoque l’angoisse. C’est ce dont témoigne ce tableau de Munch.

L’artiste « comme un phonographe »

 

Munch peint de mémoire. Il conçoit son travail d’artiste comme la restitution sur ses toiles de ce qui s’est imprimé en lui comme sur une surface sensible. Il se fait lui-même, avec son corps vivant, vibrant, l’instrument de son art.

« Les artistes d’un pays – les poètes – sont des phonographes sensibles – ils ont le don remarquable et douloureux de découvrir en eux les rayons – irradiés par la société. »

Les toiles auront également, à leur tour, un caractère vibratoire, ce qui incite l’artiste à les constituer en « frise ». C’est ainsi que Le cri deviendra la pièce qui ponctue une série de cinq tableaux intitulée : « La frise de la vie ».

Le travail considérable de Munch n’a pas consisté uniquement à organiser des formes et des couleurs sur une toile puis sur une autre. Il œuvre également en véritable compositeur, en ajoutant une structuration supplémentaire qui passe par l’articulation de ses toiles en séries. Son appareil pictural trouve là un enrichissement supplémentaire.

Les textes de Munch se sont avérés une mine précieuse pour approcher sa peinture que l’on a pu voir dans une très belle exposition que le Centre Pompidou à Paris lui a consacrée récemment. Souhaitons que ce court travail de réflexion permette à ceux qui l’ont vu d’éclairer leur visite  dans l’après-coup !

Élisabeth Pontier

1. Munch E., Écrits, 2011, Les presses du réel « Dedalus ».

2. Lacan J., « Conférence à l’université de Louvin », Quarto, n°3, 1981.

3. Malengreau P., « A propos d’un tableau de Munch », Quarto, n°23, 1986, p.32.

4. Lacan J., Le séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, p.225.

 

Publié dans Lacan Quotidien n°135.

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