Art Press avec Lacan Par Damien Botté

L’article d’une rare intelligence, intitulé « Des histoires avec Lacan », provenant du numéro de Décembre 2011 d’Art Press mérite que nous nous y arrêtions quelques instants. L’auteur se nomme Philippe Forest,

collaborateur d’Art-Press, mais aussi professeur de littérature comparée à l’Université de Nantes, écrivain, et fin connaisseur des œuvres de James Joyce et de Philippe Sollers.

P. Forest s’emploie dans cet article à un exercice critique, celui d’un compte-rendu de l’expérience de lecture des publications de cette rentrée lacanienne. Il précise, de manière fort perspicace, que ce témoignage de lecture n’est que le fruit de ce qu’il a « cru comprendre », et que cette restitution écrite ne peut être entendue qu’en « son nom propre ». En effet, nous pourrions ajouter que lire Lacan bouscule toujours notre je n’en veux rien savoir, qui est par essence du côté de l’intime, et provoque des effets singuliers.

À la lecture de cet article, il s’en dégage une belle authenticité. L’auteur sait de qui et de quoi il parle. Nous ressentons tout de suite qu’il a lu « ligne à ligne » les livres qu’il présente, et bien d’autres, notamment les deux dernières publications de Jacques Lacan, sans effacer d’ailleurs à quel nom propre nous devons ce travail. Sans tomber dans l’idolâtrie, l’auteur démontre qu’ « Art Press a toujours été avec Lacan. Et il n’y a aucune raison que cela change ». Lecteur assidu des Écrits et des Séminaires (comme l’auteur de l’article) il est défenseur de la psychanalyse, « du moins d’une certaine psychanalyse ». Avec Lacan certes, mais dans une position particulière : non pas en tant que psychanalyste, historien ou philosophe, mais en tant que critique, romancier ou artiste.

P. Forest rappelle que Lacan avait prophétisé le phénomène actuellement à l’œuvre : « dès ma disparition […], on s’attend, dans le même champ, à la véritable pluie d’ordure qui déjà s’annonce, parce que l’on croit que cela ne peut plus tarder »1.

Nous pouvons ajouter que Lacan annonce cela dans son Séminaire à propos du discours analytique qui peut représenter une émergence. Il s’inquiète déjà de son devenir en lançant à son auditoire : « il s’agirait peut-être que vous en fassiez quelque chose. […] Dans la trace de mon discours, il vaudrait peut-être mieux que se confortent ceux qui pourraient donner à ce frayage une suite ». Il est question, déjà à l’époque, d’un soutien à la cause du désir pour une psychanalyse vivante. C’est ce que fit et fait toujours Jacques-Alain Miller, avec acharnement, à travers son Cours, mais aussi récemment, prolongeant ce message de Lacan, en accueillant à partir de 2009 la relève que peut constituer les Nouveaux Venus.

P. Forest a pris la mesure de la prophétie de Lacan et, en lieu et place d’une longue et subtile analyse, fait la liste de ce qui relève d’un certain « spectacle de désolation ». Il prend l’exemple d’une institution du Quartier latin, la librairie Gibert Joseph, dont les rayons sont aujourd’hui dévoyés « au développement personnel » ou « à une pseudo science du moi aux intentions normatives », au détriment de la psychanalyse. Il fait référence à l’entreprise de démolition opérée depuis des années par de piètres pamphlétaires qu’il ne nomme pas. Mais nous reconnaissons les ouvrages intitulés Impostures intellectuelles ou La pensée 68. Ou encore, un professeur de philosophie, qui avec cette « gouaille démagogique » qui le caractérise, lance, pour reprendre l’expression de Kierkegaard, « la grande attaque finale » contre la psychanalyse, épaulé étrangement en cela par une grande radio nationale. Son argument imparable contre Lacan ? Son goût pour James Joyce… C’est un peu court, semble-t-il, pour P. Forest. Il argumente par l’analyse suivante : nous assistons plutôt à une disparition de la célébration de la pensée lacanienne et non à une célébration de la disparition de J. Lacan. P. Forest relativise cette guerre en cours, en précisant que c’est seulement d’une tâche de sang d’intellectuels dont il s’agit. En citant Shakespeare, l’auteur signifie que Lacan, même blessé par ces nombreuses attaques, n’est pas mort : « qui aurait cru que le vieil homme avait tant de sang dans le corps ? ». Il nous semble néanmoins qu’en sortant du bois, J.-A. Miller transforme cette rentrée en une offensive tournée lacanienne qui portera ses fruits.

P. Forest insiste sur le fait que J.-A. Miller exprime son désir de « rendre justice » au psychanalyste, en toute conscience « du lien que la tradition établit entre jugement et résurrection ». Avec, comme le dit Rimbaud, l’idée que la vérité ne se possède jamais que « dans une âme et un corps ». Dans Vie de Lacan, J.-A. Miller se pose la question de savoir ce qu’est une vie, sur la façon dont on en fait ou pas un récit. Est-ce possible d’échapper à « la servilité qui appartient au biographe comme tel » ? En tout cas, « l’autobiographie est toujours autofiction », déclare J.-A. Miller, précision que donnait aussi Aragon, en affirmant que « je peux bien raconter l’histoire d’autrui, c’est toujours la mienne ».

En ce qui concerne le livre d’Élisabeth Roudinesco, P. Forest rapporte cette revendication de l’historienne, de défendre Lacan, tout en lui restant infidèle, afin de se situer « loin de toute orthodoxie ou de toute nostalgie envers un passé révolu ». Etonnante intention, pourrions nous ajouter ! Car il nous semble que ce qui caractérise aujourd’hui l’orientation de l’École de la Cause freudienne, notamment autour de la passe, est plutôt du côté d’un cap vers le Réel, et non d’un retour mélancolique vers le passé. En cela, il est vrai (et l’École le revendique) c’est rester fidèle à Lacan, notamment à travers son Dernier et Tout Dernier Enseignement.

Peut-on alors parler d’union sacrée dans cette défense de la pensée lacanienne ? Non, nous annonce P. Forest, le paysage lacanien a toujours été multiple et c’est selon lui ce qui en fait sa richesse.

L’auteur poursuit sur l’intérêt qu’il porte au dernier ouvrage de Jean-Claude Milner qui soulève la question d’un « lacanisme étendu », prenant en compte « la dimension encyclopédique des conséquences de l’émergence de la psychanalyse » et constitue, sur la dimension de l’universel, le complément le plus éclairant qui soit aux thèses exposées dans le livre xix du Séminaire.

Enfin, P. Forest s’émerveille devant certaines maximes de Lacan, comme celle annonçant que « la vérité ne peut que se mi-dire », protégeant ainsi de deux mystifications opposées, celle de la transparence (vulgarisation vaine) et celle de l’ineffable (hermétisme vide). « Je parle aux murs » proclame Lacan, mais entre ces murs nous dit P. Forest, une parole s’en vient à « résonner », et nous permet, pourrions nous ajouter, de voir au-delà du mur et toucher de manière fugace quelques bouts de réel.

Alors comment combattre cette tentative éhontée de liquidation de Lacan ? P. Forest en donne une réponse simple : lire et relire Lacan. Même si c’est « une entreprise de longue haleine et d’une redoutable complexité ». À ceux qui pestent devant la lenteur de parution des Séminaires, il leur demande un peu d’honnêteté en reconnaissant que tout cela va encore trop vite pour eux, car à moins de s’y consacrer tout entier, une vie ne suffit sans doute pas pour en faire le tour.

Dans le numéro 12 paru en 1977, Art-Press signalait que « la parole de Lacan […] a peu à peu frappé les tympans des intellectuels ronronnants. La psychanalyse s’en est trouvé retournée (… à Freud), les sciences humaines agitées, la philosophie bouleversée ». Et c’est en cela que nous reconnaissons les vrais défenseurs de la psychanalyse. Ils sont encore là quand une « pluie d’ordure » se déverse sur elle. Car parler de Lacan en 1977, en pré-publiant les bonnes feuilles du Séminaire, livre II, au moment de l’âge d’or de la psychanalyse, c’est une chose. Mais aujourd’hui, en 2011, parler de Lacan et le défendre, en précisant que « la moindre des choses consiste à réfléchir un peu », qu’il faut s’attarder à la « manière dont [ces écrits] éveillent et déroutent l’intelligence », et qu’il n’est pas question de faire « comme si ces textes n’existaient pas », c’est poser un acte fort, supporté par un désir décidé.

Finalement, pour que vive cette psychanalyse subversive, il faut et il suffit de continuer à lire Lacan avec rigueur et assiduité, de s’en orienter dans sa pratique et dans sa vie. Afin qu’il continue d’exister, envers et contre tout. L’excellent article de P. Forest suscitera ce désir, bien au-delà du milieu psychanalytique, et nous pouvons en cela l’en remercier vivement.

  1. Lacan J., Le Séminaire, livre xix, … Ou pire, Seuil, 2011, p. 128.

  2. Ibid.

  3. Art-Press, Jacques Lacan : donc, Oedipe…, n°12, novembre 1977, p. 4.

    Texte relu et corrigé par Christine Maugin


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