L’éclaircie de la présence par Christiane Alberti

Publié dans le N°127 de Lacan Quotidien

 On n’approche pas aisément L’Éclaircie. C’est par un dispositif pictural surprenant, qu’il nous est donné de l’appréhender, une manière de peinture qui nous ravit à la vie romanesque. Alors qu’il est d’emblée et constamment question de fictions de l’enfance, de rencontres amoureuses, de peinture ou de musique divines convoquant tous les sens, comme autant d’événements de corps gratuits, enfantins, généreux, intimes, le tableau central du livre de Philippe Sollers nous éloigne peu à peu de l’évidence de la vie qui palpite, pour nous faire reculer vers le mystère de l’éclaircie.

Qui sait comment nous ferions l’amour sans le miracle de la littérature ?  Sans la cristallisation née de Stendhal, forgeant d’un seul mot une nouvelle réalité ? Philippe Sollers nous entraîne vers un autre questionnement, essentiel, à mes yeux, dans ce livre. Que serions-nous sans l’Olympia de Manet ? Que seraient les femmes, une femme ? Il ne s’agit point de l’histoire d’un genre pictural mais de la question du regard inauguré par Manet, « premier dans la renaissance de l’art ». « Qu’est-ce qu’une belle jeune femme, s’il n’y a pas un Manet ou un Picasso pour la voir ? ». Qu’est ce qu’une femme sans un homme peintre pour la reconnaître ? Une image qui vieillit à vue d’œil… répond l’auteur, tandis qu’avec Picasso et Manet, d’un coup de pinceau, « L’instantané transperce la beauté et devient légende ». Sollers rapporte ici ce fragment où Suzanne Manet surprend Édouard en train de suivre une mince jeune femme sur les boulevards, ce dernier lui répond du tac au tac : « Je croyais que c’était toi ! ».

L’Olympia est purement et simplement une femme nue qui nous fait face. Elle nous dévisage d’un regard noir, effronté, provocateur, qui porte au plus près de nous-mêmes. Image, ni idéalisée, ni sublimée, impliquant nulle mythologie, mais une pure présence, une absence de sens, l’envers de la Vénus du Titien exhibant sa nudité, comme l’a si bien montré Daniel Arasse. Les femmes de  Manet (Victorine, Berthe, Méry….et les autres) nous regardent et nous percutent, telle la serveuse du Bar aux Folies-Bergères, elles visent  notre désir comme le cœur de l’être. Manet nous invite à ne pas détourner notre regard, Sollers restitue ce mouvement de vérité, nous faisant face et regardant froidement la bureaucratie culturelle dominante qui se voue à fréquenter les tableaux sans les voir, à lire pour oublier aussitôt, qui n’écoute, ni n’entend rien, ne veut pas savoir.

Le lecteur, tout comme celui qui regarde  l’Olympia, est ainsi renvoyé, non pas au miroir, reflétant son image de fille, de sœur, mais à la pesée de sa présence contingente dans le monde, absence à soi-même.

Sollers fait de Manet celui qui a su extraire « Le noir comme lumière, dans une jolie veuve, une jolie sœur ». Manet inaugure, selon lui, une éclaircie sans précédent qui anime désormais notre espace et notre temps. Chez lui, tout est au dehors, il ne cherche pas une profondeur mais « il montre une évidence sortant du noir, une éclatante lumière ». En saisissant « la surface, la rencontre, la vibration, le vide, l’éclat, l’instant », Manet, « sorte de Dieu grec ? », regarde « vers l’intérieur, dans l’éclaircie de ce qui vient en présence ». Pour celui qui adore « la santé du vide », il s’agit d’extraire, d’accentuer cette présence sur fond d’« une telle intensité d’absence ».

Le noir ne fait que cacher la femme et ses liens avec ce que la psychanalyse appelle le réel. Ce réel là, féminise. Il ne s’agit pas d’histoires ni de personnages mythiques, mais d’« une femme saisie, chaque fois, dans son être-là, ignoré d’elle-même. Son là. » Elle est sans Pourquoi et se situe d’emblée dans un hors-la-loi.

L’existence serait donc un tableau envahi par le noir, « intensité de ce noir sans lequel il n’y a pas d’éclaircie ». Ni idylliques, ni morbides, les tableaux chers au narrateur  –  sa présence d’enfant sous le cèdre, la jolie sœur Anne à peine visible, Lucie, l’amoureuse,  se superposent pour devenir à la fois clairs et troublants. Les rêves incestueux, l’amour clandestin, y échappent au binaire  interdiction-permission, la distance entre les sexes y est sans mesure. C’est la présence réelle que Philippe Sollers poursuit, tout au long de son livre et de différentes façons.  De même que pour le narrateur de La Recherche… le baiser tant attendu de sa mère, le soir, est comme une hostie, une communion, une présence réelle,  les baisers profonds de Lucie, les rencontres amoureuses tiennent lieu de preuve pour le désir, la véritable  passion intérieure. Ils ne trompent pas sur la présence.

Il ne s’agit donc pas dans cet appétit de la vie dont le livre vibre de part en part, du plaisir de l’instant, du transitoire, du nouveau, du  fugitif (la mode, l’opinion) mais de saisir quelque chose d’éternel, qui est ni en deçà, ni au-delà de l’instant mais en lui-même.  Sollers écrit sur la part obscure de l’être, qui en nous remue sourdement, qui ne voit pas la lumière mais reflète pourtant l’éclaircie, un feu noir, dont le narrateur a senti, tout enfant, le poids, sous le cèdre béni.

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