Le lycée moderne, « visage rayonnant de la France » ? par Daphné Leimann

 Publié dans le n°112 de Lacan Quotidien du 6 janvier 2012

 Dans le cadre de la réforme du lycée, en novembre 2011, on peut consulter dans les lycées de l’académie de Versailles une brochure intitulée «  Accompagner les élèves, les lycées expérimentent » publiée par le ministère de l’éducation nationale.

La page de titre comporte trois portraits de jeunes enseignants, photographies retouchées aux couleurs fluorescentes , à la manière des séries d’Andy Warhol, probablement destinées à nous faire savoir que par cette brochure, nous entrons dans le lycée moderne. Qu’est-ce alors que cette modernité au lycée ?

Un texte disséminé sur la page de titre et au dos du fascicule nous permet de le suivre à la lettre. Ainsi, chaque portrait est accompagné de son signifiant écrit en lettres majuscules : « Expérimenter, accueillir, faire confiance ». Est-ce cela la modernité ? Il est permis d’en douter car par définition, le lycée est le lieu où s’exerce l’action d’enseigner et donc d’expérimenter. En effet, on le sait depuis Aristote : «  en ce qui concerne l’action, qui raisonne en général, raisonne dans le vide ». Accueillir, c’est sa vocation même car que serait un lycée sans élèves ? Faire confiance ? Certainement. Freud le notait déjà il y a un siècle : « le lycée doit procurer [aux jeunes gens] l’envie de vivre et leur offrir soutien et point d’appui (1)». Alors où est la nouveauté ? La quatrième de couverture poursuit la série en lettres majuscules : « Accompagner, oser, innover, MAE (= mission d’appui aux expérimentations), décloisonner, aider » et en plus petits caractères : « contrat, élèves, équipes, ressources, autonomie ». Comprenons : le lycée moderne ne veut plus de ces maîtres à l’ancienne, distribuant chacun un savoir disciplinaire, il veut des équipes formant avec leurs élèves une unité garantie par un contrat, il préfère les ressources aux savoirs et vise l’autonomie des élèves à entendre comme la possibilité pour eux de se passer des professeurs. Toutes ces visées convergent vers une science reine : la pédagogie, qui porte le nom d’« accompagnement personnalisé » et remplace une partie de l’enseignement dans l’emploi du temps des élèves et des professeurs. Si nous déclinons quelques-unes de ces principales modalités, nous verrons qu’elles participent d’un seul et même processus : faire disparaître les professeurs de la scène de l’enseignement pour que s’ouvre l’ère de « l’enfant généralisé ». Montrons-le en prenant appui sur trois points.

1.  L’idéal pédagogique.

« Le professeur n’est plus «celui qui sait » et qui transmet son savoir mais celui qui aide, qui accompagne » dit un professeur interrogé, cité dans la brochure. Que le professeur n’ait plus besoin de savoir implique que la pédagogie ait remplacé le savoir. Tendance déjà analysée par Jean-Claude Milner en 1984 dans son essai De l’école« La croyance à la pédagogie implique,…, qu’on accorde à la forme de la transmission une importance cruciale.. » de sorte que «  les contenus soient mis hors jeu (2)». Le mécanisme ainsi exposé décrit exactement l’opération que la réforme actuelle des lycées (sa réduction des heures d’enseignement au profit d’heures de pédagogie) entend promouvoir.

A cette soif exclusive de pédagogie s’associe ce que Jean-Claude Milner a appelé : « le roman sociologique », à savoir l’argument selon lequel l’enseignement secondaire s’est ouvert à tous.  Suivent les conclusions suspectes telles que l’inutilité des savoirs pour les masses populaires. Jean-Claude Milner en propose une formulation cinglante : «  transformer l’école en caniveau pour immigrés, tel est le programme populiste, auquel concourent les réformateurs pieux : c’est abominable (3)». Le lycée d’aujourd’hui et ses réformateurs gagneraient donc à prendre acte de ce que Jacques-Alain Miller disait à propos l’école de la République dans un article paru dans le  journal Le point du 29 septembre 2011 : « Il y a un visage rayonnant de la France…c’est celui que je reçus, enfant, de l’école de la République…Que la France ait tourné vers moi ce visage a fait d’un garçon dont les deux parents étaient nés dans le ghetto de Varsovie, …un français aimant son pays, fier de sa lignée de rois comme des traditions révolutionnaires de son peuple, amoureux de sa littérature »… « Combien d’enfants d’immigrés, attendent-ils sans le savoir que la France tourne vers eux sa face idéale et sublime, et non sa face raciste et répressive ». 

2.  Des élèves pédagogues …  « transmetteurs d’expériences et d’émotions ».

Ces termes «  transmetteurs d’expériences et d’émotions » sont en effet utilisés par la brochure pour désigner les élèves devenus pédagogues.  La conséquence du non- savoir des professeurs mis en opérateur se déduit alors aisément : les élèves peuvent aussi bien prendre leur place. La symétrie élèves/ enseignants doit être parfaite. Dès 1984, Jean-Claude Milner repérait déjà le phénomène : le  rapport entre le maître et l’élève est présenté comme un contrat passé entre partenaires égaux en droit. Les  différences de savoir sont niées, les positions sont brouillées. Adultes identifiés à l’enfant, tel est certainement l’envers indissociable de cette interchangeabilité.

Dans son allocution sur les psychoses de l’enfant, Lacan  pose la formule de « l’enfant généralisé (4)» apportant un précieux éclairage à notre actualité.  Le texte le répète sur la quatrième de couverture : «  Accompagner, c’est être à côté de l’élève ». Elève et professeur du même côté, est donc l’idéal d’un lycée qui aurait délibérément renoncé à enseigner et à séparer les adultes des enfants. Renoncement redoublé par le fait que les expériences et les émotions tiennent lieu de savoirs.

 3.  Des professeurs déchargés de la responsabilité d’enseigner.

 La brochure décrit des enseignants ayant enfin trouvé la liberté. Un encadré sur la première page vante ce qu’elle nomme ce «  changement de regard ». Elle le décline selon plusieurs modalités mais dans tous les cas le changement de regard sur l’élève aura son symétrique.  C’est le regard sur lui-même que l’enseignant aura changé. En quoi consiste cette opération ?

D’abord, selon les mots de la brochure, en un «  regard porté sur l’institution ». Comprenons : la catégorie «  estime de soi » que les professeurs sont supposés vouloir restaurer chez leurs élèves est finalement destinée aux enseignants. Ce qu’ils regardent autrement, c’est une institution qui les laisse être enfants parmi les enfants, affranchis de toutes les obligations qui  incombaient aux professeurs à l’ancienne : travailler un contenu disciplinaire destiné à la formation intellectuelle de leurs élèves. La brochure présente ce retour à l’enfance comme un progrès : «  les enseignants découvrent des marges de liberté et s’affranchissent de contraintes qu’ils s’étaient plus ou moins imposées ».

Vient ensuite,  « le regard porté sur les pratiques : mieux identifier leurs différents gestes professionnels ».  Débarrassé de l’enseignement, le professeur est devenu un éducateur sans limite. La passion de la pédagogie est aussi passion de l’ignorance. Elle ne veut pas savoir avec Freud qu’éduquer fait partie des trois impossibles. Elle préfère ne pas savoir que l’inflation des « gestes professionnels » porte à conséquences : « l’école vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour l’enseignant, devenu éducateur et arrimé à son établissement, l’école vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour l’élève, incessamment saisi par l’éducation dans sa famille et hors de sa famille, l’école vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour tous, du berceau jusqu’à la tombe. (5)»

Résumons : dans cette présentation de l’école moderne émanant de l’éducation nationale, le lycée aspire à réduire la part d’enseignement des professeurs au profit de « gestes professionnels » faisant de la pédagogie un domaine coupé de tout contenu disciplinaire et de toute décision subjective des professeurs. Nous sommes bien loin de la belle version de la pédagogie donnée par Jean-Claude Milner qui écrivait : «  L’école…ne doit rien céder sur les savoirs…reste à faire que la transmission s’accomplisse : c’est à chacun, placé en position d’enseigner, de déterminer dans des circonstances infiniment variables, la stratégie la plus efficace. Il s’agit là d’un acte du sujet, dans sa singularité la plus absolue. (6)»

(1)Freud, « pour introduire la discussion sur le suicide », in Résultats, Idées, problèmes, traduction française, Paris, PUF, 1984.

(2) Jean-Claude Milner, De l’école, Le seuil, 1984,  réédition, Verdier/poche, 2009, p 112.

(3) Ibid., p 141.

(4) Jacques Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres Ecrits, Paris,  Seuil, 2001, p.369.

(5) Jean-Claude Milner, Ibid.,  p100.

(6) Ibid., p142.

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